Quand l'usage n'en fait qu'à sa tête

Le supplice de Guillotin

< mardi 14 juillet 1998 >
Chronique

Infortuné Joseph Ignace Guillotin ! Pour avoir prôné devant la Constituante, en philanthrope qu'il était, l'usage d'une machine qui abrégerait les souffrances des condamnés (à l'en croire, ceux-ci n'éprouveraient qu'une sensation de fraîcheur sur la nuque), le bon docteur a vu son nom à jamais éclaboussé du sang de la Terreur. Une paternité d'autant plus lourde à porter qu'il n'était aucunement l'inventeur de celle que, par dérision, l'on surnommerait bientôt « la veuve » ! D'abord l'appareil en question n'avait rien, si l'on ose dire, de révolutionnaire puisque des dispositifs analogues étaient utilisés depuis plus de deux siècles en Écosse et en Italie. Ensuite, l'instrument que l'on dressa place de Grève devait davantage à un certain Antoine Louis, chirurgien de son état et véritable père de l'engin, même si pour la circonstance on eut aussi recours à un spécialiste allemand de... la corde, le fabricant de clavecins Tobias Schmidt. Le « rasoir national », comme on l'appellerait encore, reçut d'ailleurs les sobriquets de Louison et de Louisette avant que la postérité n'optât définitivement pour le nom de guillotine, au grand dam de Joseph Ignace ! Ce dernier devait pourtant trouver un allié de choix en Louis Sébastien Mercier, membre de l'Institut et chroniqueur de la vie parisienne à la veille de la Révolution, lequel s'indigna en ces termes : « Il est temps de ne plus faire peser sur la tête (sic) d'un citoyen estimable une expression ensanglantée qui dénature son nom, tandis qu'il n'a fait, comme législateur et comme philosophe, qu'obéir au sentiment de l'humanité. » Et l'auteur du Tableau de Paris de proposer, en guise de remplacement, un néologisme de son cru : décaput. Mais rien n'y fit. L'usage avait tranché et le nom de Guillotin serait pour longtemps associé à la trop célèbre « abbaye de Monte-à-Regret ». Notre tête à couper que les mânes du docteur auront accueilli avec soulagement la nouvelle de l'abolition de la peine de mort, il y a un peu moins de vingt ans : quand on est impuissant à tuer le mot, autant vaut tordre le cou à la chose...