Finies les agapes ?
Et si, au contraire,
elles ne faisaient que commencer ?
S'il est un mot qui, à lui tout seul, résume l'évolution de la fête de Noël à travers les âges, c'est bien celui-là ! Et si vous attendiez la preuve ultime que le langage s'adapte à nos mœurs, ne cherchez plus : la voici...
À l'origine était l'agape, au singulier. Il y était moins question de « faire la bamba », pour reprendre le mot de Martin Hirsch, que d'exprimer sa fraternité envers ses semblables : le grec agapê ne signifiait-il pas « amour » ? Non point tant celui, possessif et débridé, d'Éros — qui a tôt fait de favoriser les orgies — que l'amour désintéressé, dans lequel les chrétiens ne tarderont pas à voir ce qu'ils nomment la « charité ». L'agape d'alors était un simple repas pris en commun, qui ne visait en rien le régal des papilles : la chère y était frugale, et l'on n'y risquait pas l'indigestion !
Et puis le mot s'est laïcisé au point de séduire la franc-maçonnerie, laquelle en fera, au milieu du XIXe siècle et par le truchement de ses « agapes fraternelles », un terme clé de son lexique. Du moins l'idée de communauté y est-elle toujours présente. Pour le grand public, en revanche, agapes renvoie désormais à un repas plantureux, digne des nombreux synonymes que notre langue, rabelaisienne autant que cartésienne, s'est ingéniée à lui fournir : balthazar, bamboche, frairie, gueuleton, franche lippée, ribote, ripaille, on en passe et des plus dégoulinants de sauce !
D'aucuns ne manqueront pas de supposer que cette promotion dans l'excès s'explique par le fait que ledit vocable ne s'emploie quasiment plus qu'au pluriel : rien de tel qu'un « s » final, il est vrai, pour donner l'impression d'abondance et de satiété ! Gageons en outre que plus d'un nostalgique sautera sur l'occasion pour observer que l'extension de sens (on pourrait même parler, en l'occurrence, de déformation, voire de corruption) est au fond à l'image de ce qu'est devenu Noël : aux antipodes de la simplicité et du dénuement originels de la crèche, une débauche de mets et de cadeaux appelés à engorger boyaux et eBay...
La bonne nouvelle, c'est que le réveillon de la Saint-Sylvestre n'a pas nécessairement mis fin aux agapes. Pour peu qu'on leur rende leur sens premier, elles ont même de beaux jours devant elles avec ce mois de janvier que les uns veulent « sec » et sans alcool, les autres plus diététique que décembre. Bonne année quand même !