Méfions-nous du cheval...
de Troie !
Jouez hautbois, résonnez musettes ! Chantons tous l'avènement de la Semaine de la langue française et de la francophonie ! Dans quelques jours, le ministère de la Culture va nous inviter à célébrer en grande pompe notre idiome.
Cette année, d'ailleurs, les parrains de l'opération ont mis les petits plats dans les grands : rien que pour nous, ils ont sélectionné dix vocables que, rendez-vous compte, les étrangers ont « repris tels quels » dans leurs langues respectives ! C'est dire l'attrait qu'exerce le français — en langage branché, l'attractivité du français — hors de ses frontières. Et le ministère susdit le dit, l'œil humide et des trémolos dans la voix. Gageons que l'occasion sera belle d'exalter cette communauté exemplaire qu'est la francophonie, cette force sans égale et sans précédent que le monde entier nous envie et qui, aux quatre coins d'un globe qui n'en comporte aucun, porte la bonne et belle parole dans la langue de Molière.
Il serait naturellement trop facile, voire mesquin, de rappeler que ces dix mots-là, quand il s'agirait d'une sélection, font bien pâle figure en regard de ceux que, par charretées, nous « reprenons tels quels » à celle de Shakespeare ! Que le français est en perte de vitesse partout, c'est-à-dire ailleurs et ici. Que la francophonie ne parle pas un français, mais plusieurs. Et qu'elle s'apparente de plus en plus à un cautère politique sur une jambe de bois linguistique. Au surplus, nous ne ferions là que nous répéter de façon éhontée car si, depuis sa création, nous avons encouragé et soutenu ce qui pouvait passer pour une initiative louable, nous n'avons cessé de dénoncer le rideau de fumée qu'à terme celle-ci risquait de constituer.
Que dire cette année, alors que la Semaine de la langue française va coïncider, à quelques jours près, avec l'examen à l'Assemblée d'une loi qui vise à réduire un peu plus l'usage de ladite langue dans nos universités ? Le temps n'est plus en effet où ceux qui nous gouvernaient, conscients que la défense de nos intérêts passait par celle de notre langue maternelle, accouchaient d'une loi Toubon. Tout est bon, aujourd'hui, à droite comme à gauche, pour contourner une loi naguère votée à l'unanimité et que, comme celle des trente-cinq heures, il serait politiquement hasardeux d'abroger purement et simplement. Hier, et en totale contradiction avec le beau discours qu'avait prononcé à Caen Nicolas Sarkozy (« L'obsession d'une langue unique au prétexte de l'efficacité est un leurre qui masque les effets de domination de la pensée unique dont la langue unique est l'antichambre »), c'étaient les Pécresse, les Descoings, les Tapie — pas Bernard, Pierre ! — qui jetaient le bébé avec l'eau du bain, au nom d'un prétendu réalisme qui fleurait bon l'anglomanie galopante. Aujourd'hui, et en contradiction non moins flagrante avec les déclarations de l'actuel président (« La République indivisible, c’est celle qui est fière de sa langue : la langue française »), ce sont Geneviève Fioraso, ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, et trente-six sénateurs socialistes qui se disposent à scotcher la bonde, pour le cas bien improbable où le bébé trouverait la force de remonter le courant. De cette langue on est tellement fier, en effet, que l'on estime urgent de rogner sur ses maigres prérogatives, ouvrant du même coup un boulevard au cheval de Troie anglo-saxon. Celui-là, on ne prend pas même la peine de le maquiller en bœuf !