« En vrac », l'expression
qui ne fait plus forcément désordre !
Il ne s'agit pas là, entendons-nous, d'un tic de langage, lequel s'étend à toutes les couches de la population et pollue le discours à tout bout de champ, à l'instar de l'inévitable et horripilant « Il n'y a pas de souci ! » Tout au plus d'une image branchée, qui, sans les bousculer franchement, s'impatronise dans nos habitudes langagières...
Aussi bien, la locution ne date pas d'hier. Elle est apparue au XVIIIe siècle et, sous l'influence du néerlandais wrac, mot péjoratif qui désignait ce qui était de qualité douteuse, elle s'est d'abord appliquée aux marchandises — poisson surtout — que l'on transportait pêle-mêle, sans qu'il fût besoin d'arrimage ni d'emballage. De là, et par le jeu on ne peut plus classique des extensions de sens, on est passé tout naturellement à l'expression du désordre.
Mais voilà que depuis peu ladite locution s'enrichit d'une acception inédite, dont aucun dictionnaire ne s'est encore fait, pour l'instant, l'écho. C'est un coureur cycliste dont on dit, dans nos propres colonnes, qu'il s'est relevé de sa chute avec « le coude en vrac ». C'est une patiente, croisée dans la salle d'attente d'un service d'urgences, qui confie à son voisin qu'elle ne prend plus d'anti-inflammatoires parce que ceux-ci lui mettent « l'estomac en vrac ». Dans le pire des cas, c'est un zombie qui se remet péniblement d'une soirée par trop arrosée et qui, pour justifier sa vivacité d'esprit toute relative, prie son interlocuteur de l'excuser parce que, ce matin, il est lui-même « en vrac ».
D'un coude venant de raboter les pavés du Nord, on aurait dit hier encore qu'il était « en charpie », du nom de cet amas de fils de vieille toile qui servait jadis à faire des pansements ; « en capilotade », en souvenir de ce ragoût fait de restes coupés en menus morceaux ; voire, en l'honneur de l'inoubliable Raoul des Tontons flingueurs et pour peu qu'on fît volontiers dans le gore, « pulvérisé façon puzzle » ! De l'estomac, on se serait contenté, dans un passé meilleur, de le retourner, de le mettre « sens dessus dessous ». Quant à notre infortuné des lendemains de ribote qui déchantent, sans doute aurait-il platement avoué qu'il était « incapable de mettre une idée devant l'autre ».
C'est que ça vient de sortir ! Ce fureteur de Pierre Merle lui-même n'en disait rien, il y a quelque dix ans, dans son Argus des mots, lequel s'ouvrait pourtant sur une impressionnante brochette de synonymes d'abîmé : endommagé, saccagé, pourri, en l'air, détérioré, déglingué, démantibulé, ravagé, esquinté, démoli, pété, bousillé, amoché, flingué, escagassé, explosé... et même l'argotique « foutu en bandiettes » ! Mais de « en vrac », point.
Au fond, n'y a-t-il pas quelque chose d'émouvant à constater que la langue, tel Sisyphe, inlassablement renouvelle son stock, réassortit ses rayons ? D'autant que pour le coup l'image, évocatrice d'un chaos physique ou mental, est plutôt belle... et porteuse d'espoir : ne réveille-t-elle pas en chacun de nous le souvenir de ces personnages de dessins animés, dûment écrabouillés, laminés, découpés en rondelles, mais qui, au bout du compte, finissaient toujours par rassembler leurs fragments épars ?
Il ne reste plus qu'à souhaiter que notre langue, que l'on dit souvent à l'agonie, ne soit qu'en vrac elle aussi... et que tout se remette bientôt en place !