Ils sont à prendre avec des pincettes...

Traîtres mots

< mardi 15 novembre 2005 >
Chronique

Pourquoi ne pas l'avouer ? Pas plus qu'un autre, le chroniqueur du langage n'échappe au doute. Les distinguos pour le moins subtils qu'il s'échine à prôner entre les vocables ne risquent-ils pas de passer, quand l'actualité se fait aussi brûlante que ces jours derniers, pour vaines arguties ? Les règles qu'il incite à respecter ne peuvent-elles paraître dérisoires en regard de celles, autrement fondamentales, que sans vergogne l'on bafoue à nos portes ? Le « beau parler » a-t-il encore sa raison d'être quand on n'échange plus guère que par cocktails Molotov ? Nous étions bien près de trancher dans le sens que vous devinez quand Dominique de Villepin, répondant en cela à une question un tantinet perverse de PPDA sur l'éventuelle responsabilité des récents propos du ministre de l'Intérieur, a reconnu, plus énigmatique qu'œcuménique, que... tous les mots avaient leur importance dans une telle crise. On aura beau jeu d'insinuer que c'est probablement là le poète qui parle — on ne se refait pas ! —, mais qui niera que lesdits mots soient devenus des armes, la plupart du temps à double tranchant ? Chacun se souvient des remous qu'avait entraînés chez les enseignants le fait qu'on parle d'eux comme d'un « stock », voire d'un « mammouth » ; de l'émoi qu'avait provoqué le qualificatif, relativement mesuré pourtant, de « sauvageon », par cet autre ministre de l'Intérieur que fut Jean-Pierre Chevènement. À l'inverse, plus personne ne conteste que la « chienlit », exhumée d'on ne sait quel terreau médiéval par de Gaulle, a beaucoup fait pour retourner l'opinion, lors des événements de Mai 68. Le recours quasi caricatural, depuis plusieurs décennies, au « politiquement correct », ce sabir qui, jusqu'à l'absurde quelquefois, recycle les violences pour en faire des « incivilités », transforme les quartiers dangereux en « zones de non-droit » et les casseurs en « jeunes des quartiers sensibles », le confirme avec éclat : si l'on n'ose plus user des mots, c'est qu'on redoute par-dessus tout leur pouvoir dévastateur. Le fait est que l'on peut supporter beaucoup aujourd'hui : chômage, discrimination, absence totale de perspectives. Mais pas, de toute évidence, que l'on use à votre endroit d'un suffixe en -aille. Voilà qui, certes, redore le blason du chroniqueur susdit ; mais qui, au-delà, ne manque pas d'inquiéter. Car mieux vaudra toujours s'occuper de la chose que du mot...