Victor Hugo ne s'était pas trompé

« Ceci tuera cela... »

< mardi 22 août 2000 >
Chronique

La formule a-t-elle encore la moindre chance d'être comprise, à une époque où l'on ne perçoit plus guère la différence entre ceci et cela ? Qu'a voulu dire, en effet, le père d'Esméralda ? Que ce qui est nouveau va faire disparaître l'ancien. Ce fin connaisseur de la chose écrite n'ignorait pas, évidemment, que dans la langue surveillée ceci renvoie à ce qui suit, cela à ce qui précède. Est-il besoin d'une argumentation plus poussée pour faire sentir à quel point notre « Ceci dit » est une insulte au bon sens ? Tout aussi incongrue, d'ailleurs, s'avère la locution « Ceci mis à part », puisque, de toute évidence, ce dont il est question a déjà été exposé ! S'imposaient en réalité « Cela dit », « Cela mis à part ». Et il faudrait un peu plus que l'expression « à ceci près que », si adéquate qu'elle soit puisque cette fois le contenu de la restriction reste à définir, pour nous consoler : c'est au petit bonheur que, de plus en plus, nous usons de nos démonstratifs, sans égard pour leur spécificité. Le père Hugo, qui se croyait un peu prophète, aura au moins vu juste sur ce coup-là mais dans un sens qu'il n'avait probablement pas soupçonné : si, sur le plateau du grand Cluedo de l'histoire, ceci a bien tué cela, c'est dans la bibliothèque que le meurtre a eu lieu. Quant à l'arme du crime, point n'est besoin de s'appeler Columbo pour qu'elle saute aux yeux : il s'agit toujours de cette paresse à préciser, à ordonner notre pensée. De cette paresse qui, à rebours de ce qui précède mais de façon non moins illogique, nous fait préférer voilà à voici dans des phrases telles que « Voilà ce que j'ai à vous dire. » Au train où vont les choses, le malheureux voici ne subsistera bientôt plus dans l'imaginaire collectif que comme le titre d'un hebdomadaire à sensation... Cela dit (!), soyons juste : il arrivait à Victor Hugo lui-même de négliger la règle. Quand la Jeannie des Pauvres gens tire les rideaux et présente à son mari les deux enfants qu'en dépit de sa misère elle vient de recueillir, le célèbre « Tiens, les voilà ! » eût sans doute gagné à s'écrire « les voici ». Mais il est vrai que le grand homme avait, lui, l'excuse de la rime...