XIX
Campeurs, l’avenir n’est pas dans les cartes !
Que le chapitre qui précède ait pour principal effet de plonger le lecteur dans le plus profond des désarrois, nous n’en sommes, hélas, que trop conscient : ils ne sont certes pas rares, ceux qui misaient sur les étranges lucarnes pour meubler les longues soirées d’été et l’on conçoit sans peine que le coucher « avec les poules » prôné par M. Duroc ne soit pas de nature à séduire tout un chacun ! Mais que ces orphelins des ondes hertziennes se rassurent : au camping, dès lors que s’allument les étoiles, ce ne sont pas les distractions qui font défaut. Soirées dansantes, feux de camp, voire séances de cinéma, rien n’est laissé au hasard pour que l’estivant oublie, l’espace de quelques heures, la misère de sa condition. Toutefois, au hit-parade de ces réjouissances plus ou moins organisées, c’est traditionnellement le concours de belote qui rallie le plus grand nombre de suffrages. Aussi, pour peu que vous soyez vous-même, ami lecteur, un adepte du tapis vert, vous aurez probablement tout le loisir de laisser admirer votre savoir-faire à la lueur vacillante des torches de la salle commune. Au risque de tempérer votre légitime enthousiasme, nous n’en estimons pas moins de notre devoir de vous dévoiler ici le dessous des cartes.
Au cas où vous n’auriez pas de partenaire attitré, c’est au hasard qu’il appartiendra de le désigner. Vous apprendrez ainsi que, si le bon sens populaire veut qu’il « fasse bien les choses », c’est en priorité des autres qu’il s’occupe. En effet, parmi les quelques ambassadrices du beau sexe qui, elles aussi, cherchent preneur et que vous aviez eu tôt fait de repérer, espérant sans doute joindre l’utile à l’agréable, vous tomberez immanquablement sur la plus tarte et la plus moche. A-t-elle seulement déjà joué ? Elle a entendu parler de la règle : elle sait que chaque joueur dispose de huit cartes et qu’à l’atout, le valet a son mot à dire. Vous n’en écoutez pas davantage, résigné que vous êtes maintenant à lutter seul contre tous.
Contre les organisateurs, au besoin, car force est d’avouer que si ces derniers regorgent, en général, de bonne volonté, la réalisation, en revanche, ne se hisse que rarement à la hauteur des intentions : le tirage au sort rappelle, par ses imprécisions et ses magouilles, celui de la récente Coupe du monde de football (décorum en moins, il va sans dire) ; les jeux de cartes sont dépareillés ; le tapis abandonne, à chaque levée, un peu plus de sa discutable superbe... Quant au règlement, il se complaît presque toujours dans un flou qui n’a rien d’artistique, se refusant notamment à trancher entre les habitudes et particularismes régionaux : certains distribuent de gauche à droite, ceux d’à côté en sens inverse ; les uns « pissent » sans vergogne à l’atout, les autres se retiennent ; d’aucuns se comptent la belote même s’ils viennent d’être « mis dedans », leurs adversaires menacent de les mettre dehors si les vingt points qui sont à l’origine du litige n’engraissent pas bientôt leur colonne. Vous découvrez subitement, un tantinet incrédule, que l’art de la carte est loin de constituer un langage universel : quel terrain d’entente possible entre un Méditerranéen qui « casse » et un chti qui « coupe » ?
Dieu merci, grâce au solide bon sens d’un pacifiste qui réussit à faire admettre, par-delà les empoignades et les jurons, que si on est là, c’est « avant tout pour s’amuser », le concours peut souvent avoir lieu. C’est alors que vous constatez, vous qui bouclez d’ordinaire une partie en un peu moins d’un quart d’heure, que c’est pratiquement le temps qu’il faut à vos adversaires pour accoucher de leur carte. Privilège du borgne que cernent des aveugles, votre partenaire elle-même remonte d’un cran dans votre estime. Tout juste si vous ne criez pas au miracle en observant qu’à l’issue des deux premières manches, elle a fini par comprendre qu’il valait mieux faire tomber les atouts que de les conserver « pour la fin »... La chance vous souriant, vous vous surprenez à y croire, eu égard à l’insigne faiblesse de l’opposition : celui-ci recense les atouts à haute voix, ce qui ne l’empêche nullement de vous faire cadeau du dix de der ; celle-là, non contente de poser sur la table une poitrine digne de l’athlète est-allemande qui aurait abusé des hormones, y étale aussi son jeu, histoire de « mieux voir » ; cet autre enfin, comptable d’un soir, se saisit pour la quatrième fois du paquet, se demandant, le regard voilé par l’inquiétude, s’il n’a pas oublié, dans l’élaboration de ses calculs, le neuf d’atout. Vous lui viendriez bien volontiers en aide si vous ne craigniez, étant donné votre vitesse d’exécution en ce domaine, d’attiser les soupçons de votre voisine de gauche : une vieille fille visiblement acariâtre qui n’a cessé, depuis le début de la partie, de vous surveiller du coin de l’œil dans le secret espoir de vous « pincer » alors même que vous extrairiez une carte maîtresse de l’une de vos chaussettes.
Fort heureusement, il arrive que la classe parle. Si tel est le cas, ces accidents de parcours seront bien vite oubliés, balayés qu’ils se trouvent par la perspective ô combien alléchante de remporter le gros lot. Fort de votre appréciable avance au classement général, vous supputez déjà, entre deux tierces, de quoi il sera fait. Gratuité totale de votre séjour ? Bon d’achat de cinq cents francs négociable à l’épicerie du camp ? Carte d’accès prioritaire aux douches, à quelque moment de la journée que ce soit ?
En dépit de l’heure tardive où vous auront conduit les tergiversations de vos adversaires, ne rêvez cependant pas trop. L’expérience se chargera de vous rappeler que vos châteaux en Espagne ne sont jamais que des châteaux de cartes. Si gros lot il y a (car, dans plus d’une compétition de cet acabit, tous les participants se voient récompenser de la même façon, en vertu du principe, noble mais démagogique, selon lequel « l’essentiel est de participer »), il a toutes les chances d’être symbolique : il s’agira d’une bouteille de ce rosé que vous avez en horreur, d’un gadget dont vous ne vous résoudrez jamais à coiffer vos étagères, peut-être même d’un paquet de cacahuètes(1) qui fera le régal de votre W.-C. habituel, votre colite spasmodique ne pouvant raisonnablement s’en accommoder.
Unique compensation à cette consternante soirée : le plaisir que vous ressentirez, alors que vous glissez une paire de plantes glacées dans le duvet sur lequel votre moitié régnait jusqu’alors sans partage(2), en vous souvenant que la télé, ce soir-là, jouait Marius. Vous n’avez rien perdu. C’est qu’ils vous paraissent bien fades, à présent, les débordements de Panisse et d’Escartefigue autour du tapis, en regard du spectacle grand-guignolesque auquel vous venez de prendre part !...
(1) Authentique, au dire de M. Duroc.
(2) Une intrusion que ladite moitié n’apprécie généralement qu’à dose homéopathique, est-il besoin de le préciser ?