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XX

L’éternel retour

« Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ? »

Joachim du Bellay (Regrets)

Pour des raisons diverses — et parfois contradictoires —, la perspective du retour au bercail alimente la plupart des conversations estivales de nos héros. Si Mme Duroc et son fils font tout pour en repousser la date, qui par appréhension du trajet, qui par crainte d’avoir à réintégrer un univers moins propice à la paresse, M. Duroc, en revanche, l’appelle de ses vœux. Passé dix jours, il ne pense plus qu’à cela. Il se demande, avec un étonnement que teinte une certaine admiration pour sa propre bêtise, comment, une fois de plus, il a bien pu se laisser gruger ; sous le coup de quelle funeste inspiration il s’est laissé aller à échanger sa superbe salle de bains entièrement carrelée contre ces latrines de caserne, son téléviseur couleur aux six programmes contre cet appareil de misère(1), sa pelouse, d’une perfection toute britannique, contre cet amas d’herbes roussies. Par-delà ces considérations, dont on n’aurait aucune peine à dénoncer le côté « bassement matérialiste », la nostalgie l’étreint. Quand on ne le surprend pas en train de siffler (faux) la mélodie qu’un certain Brel dédia au « plat pays » qui, en l’occurrence, est aussi le sien, il n’hésite pas à comparer sa pénible situation à celle d’un Ulysse de légende : faute de se languir d’une Pénélope qui, pour son malheur, ne l’a jamais quitté, il n’en estime pas moins que l’odyssée a suffisamment duré et qu’il serait grand temps pour lui de retourner « vivre entre ses parents le reste de son âge »...

Se met alors en branle une de ces subtiles opérations de propagande dont nous avons déjà eu l’occasion de louer la redoutable efficacité(2). Huit jours (au moins) avant la date prévue pour le retour, M. Duroc prépare sournoisement le terrain. Par des remarques insidieuses (« Qu’est-ce qu’on serait bien à la maison ! ») ; des proverbes qu’il forge au gré de son inspiration (« On est content de partir, mais plus encore de revenir ! ») ; ou, prenant prétexte de la moindre goutte de pluie : « Par ce temps de chien, on serait aussi bien chez nous, dans le Nord ! » Puis, comme ses pairs font obstinément la sourde oreille, viennent les propositions plus concrètes : « On ne remonterait pas de deux ou trois cents kilomètres, pour changer d’air ? » Question hypocrite s’il en est, car Mme Duroc sait parfaitement qu’une fois la caravane attelée et l’auvent replié, plus rien n’arrêtera l’homme de sa vie sur la route du retour. Autre stratégie déployée de temps à autre par M. Duroc, celle qui consiste à laisser entendre (une dramatisation de la situation n’étant jamais à dédaigner) que les routes seraient moins encombrées et la circulation plus fluide dans le cas d’un départ anticipé. Argument de poids, qui a toutes les chances de séduire Madame — dont nous avons à maintes reprises souligné le naturel inquiet — mais qui présente l’insigne désavantage de laisser le fiston indifférent : « De toute façon, lâche-t-il avec un haussement d’épaules, à l’allure qui est la nôtre !... »

Il ne reste plus, dès lors, à notre captif qu’à prendre son mal en patience et à rayer mentalement les jours qui le séparent encore de la délivrance(3). De quoi précipiter les âmes les mieux trempées dans une mélancolie des plus noirâtres...

Mais que le jour J approche et M. Duroc retrouve subitement tout son entrain : il range, nettoie, charge et replie ; il brosse la jupette, astique les piquets et ne laisse plus à personne le soin de vérifier le niveau d’huile du moteur. L’itinéraire lui-même, d’ordinaire confié aux bons soins du hasard, a été arrêté de longue date : surmontant son aversion naturelle pour une autoroute dont il se plaît, d’habitude, à dénoncer la monotonie, M. Duroc s’est résolu, cette fois, à n’en pas rater une parcelle de bitume : qu’importe le paysage, dès lors qu’il s’agit de regagner au plus vite ses pénates ? Que ce maudit macadam lui permette de pousser des pointes à 70 km/h, c’est tout ce qu’on lui demande, finalement(4) !

L’avant-veille du départ, la facture du séjour est réglée. La veille au matin, la toile de l’auvent est repliée et enfoncée, tant bien que mal(5), dans le coffre. Mère et fils assistent, impuissants, à ce carrousel endiablé : le cheval a senti l’écurie...

Au risque de décevoir le lecteur avide de sensationnel, nous ne nous étendrons pas à l’excès sur les péripéties du retour : elles sont, à peu près, les mêmes qu’à l’aller, si l’on veut bien faire abstraction d’une caravane encore plus chargée. Nous nous bornerons, par conséquent, à tenter de recréer l’atmosphère du convoi en extrayant du répertoire courant des Duroc quelques-unes des phrases les plus caractéristiques :

— Je ne me rappelle pas être passé par ici il y a quatre semaines ! Donne-moi la carte...(6)

— Non, mais... Regarde-moi ce pou mort avec sa « deux pattes » ! On devrait interdire l’autoroute à ceux qui ralentissent ainsi la circulation...

— Tu as eu le temps d’apercevoir la Kawasaki qui vient de nous doubler, papa ? Ça, c’est de la pétoche !

— Tu parles, tous blousons noirs et compagnie...

— Encore un péage ? Ils vont réussir à nous plumer complètement !

— (Madame Duroc, se coinçant ostensiblement l’entrejambe et lorgnant du côté de la bande d’arrêt) Dis, Victor, qu’est-ce qu’ils entendent par « urgence », au juste ? 

— « Véhicules lents, serrez à droite... » Pas pour nous, ça !

— « Prochaine station à 35 km. » Tu crois que l’on tiendra jusque-là ?

— Il y aurait intérêt. D’autant que Titine penche plus que d’habitude...

— À cette allure, on sera de retour pour la Toussaint !

— Vous ne sentez pas comme une légère odeur de cramé ?

— Il faut s’arrêter : le moteur est trop chaud...

— ‘Pa ! Un pare-soleil vient de se décrocher...

— Ils ont choisi le moment avec leurs damnés travaux ! À croire qu’ils le font exprès pour emm... le touriste !

— N’énerve pas ton père...

Heureusement, à l’extrémité de ce ruban goudronné qui n’en finit pas de se dérouler, il y a, on le sait, le clocher tutélaire et la maison natale ; l’univers sécurisant des habitudes retrouvées et la certitude, non moins réconfortante, de passer les onze mois à venir entre les murs d’une bâtisse aux fondations solides. Et lorsque se profilera, une éternité plus tard, la pancarte familière chantant les louanges de la petite église abbatiale du XVe siècle, les Duroc au grand complet ressentiront ce pincement au cœur qui est la marque du devoir accompli. S’ils en avaient encore le courage et les possibilités vocales, c’est probablement une salve de « Hip hip hip ! » qui saluerait ce retour historique dans la cité de leurs ancêtres.

Inutile d’ajouter que les voisins (qui, vu le retard, s’étaient mis sournoisement à espérer) s’empressent de donner le change en faisant un triomphe aux héros du jour :

— Comme vous avez bonne mine !

— Sans la caravane, on ne vous aurait pas reconnus !

— Ça fait du bien au grand, de mettre un peu la main à la pâte...

Et à la question qui, pour être d’une originalité douteuse, n’en brûle pas moins toutes les lèvres : « Alors, ça s’est bien passé, ce mois d’août ? », M. Duroc n’hésitera pas à opiner du chef, la bouche en cœur :

— La caravane ? C’est le rêve !...

 

(1) Cf. chapitre XVIII.

(2) Cf. chapitre I.

(3) Une délivrance dont il feint d’oublier qu’elle coïncidera, pour l’essentiel, avec la reprise du travail.

(4) L’expérience s’est également chargée d’apprendre à M. Duroc que l’autoroute présentait un autre avantage : celui d’offrir aux moteurs poussifs des aires de dégagement relativement rapprochées (une quinzaine de kilomètres environ). Ce qui, en l’état actuel des choses, est loin d’être négligeable...

(5) Plutôt mal que bien.

(6) Laquelle carte demeure, neuf fois sur dix, introuvable.

 
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