Balade foraine
« Ô cité !
Pendant qu’autour de nous tu chantes, ris et beugles... »
Charles Baudelaire
Elle est là. Je le sais.
Captive, quelque part, du monstre aux relents de friture.
Je la trouverai.
Accoudée, peut-être, à ce tir, la pensée en berne. Ses yeux se ferment insensiblement sous les salves. Un quelconque gandin lui tend la fleur de crépon, tuée net par la Parque. Elle part alors de ce rire clair qui me rend fou, remercie d’un clin de fossette pour se fondre de nouveau dans la foule.
Ne l’emballe pas qui veut, la mâtine !
Ou alors elle aura convoqué sa chance à la loterie du coin, histoire de prouver à la première peluche venue que sa peau est moins douce que la sienne. Déjà, je crois voir son visage s’éteindre au terme des dix billets vingt francs. Ce visage que ce sera un jeu de rallumer tout à l’heure. Je sais où placer les lèvres...
Déçue, elle aura fait un sort à ces beignets qu’elle aime tant, et que je déteste pour les mêmes raisons. Une main maternelle les aura d’abord habillés de sucre. Ainsi parés pour le sacrifice dont il me tarde d’être l’unique victime, ils se seront vu accorder, l’un après l’autre, le baiser d’adieu. Puis, de ce geste qu’elle est bien la seule à pouvoir rendre élégant, elle aura fait une boulette du papier gras, l’aura livrée au pavé. Celle, j’en jurerais, qui vient précisément de passer sous moi, lamentable caillou sur le chemin de ma traque.
Elle se sera, c’est sûr, le temps de s’essuyer les mains, attardée aux abords du manège, pour rêver au bonhomme que demain elle fera. Que nous ferons. Sera-ce celui-ci, qui se précipite d’un bout à l’autre de l’autobus, à la poursuite d’un insaisissable pompon ? Ou cet autre plus calme, presque recueilli, qui flatte une monture que, dans sa sagesse de gosse, il sait devoir bientôt quitter...
Seule, elle ne se sera pas risquée à bord de ce train fantôme qui cultive l’horreur comme on le ferait d’une plante en pot. Que peut valoir une peur que l’on ne partage avec personne ?
Je la trouverai plutôt occupée à dériver, de Charybde en Scylla, sur une mer d’autos tamponneuses. Ballottée par des éléments d’autant plus acharnés à sa perte qu’ils tiennent avant tout à être remarqués d’elle. Au mépris du danger, je monterai en marche, je lui offrirai le secours de mon bras. Ma seule présence dispersera les récifs. Une route toute droite, style épilogue des Temps modernes, s’ouvrira devant nous. Le juke nous fera un brin de conduite. Il braillera le succès de l’heure : « She wears a rainbow. »
Possible aussi qu’elle se soit décidée pour la Grande roue, ce gigantesque valet auquel Dieu, quand tout dort, suspend ses effets. Si tel est le cas, elle doit déjà m’avoir aperçu de là-haut, tandis que je pourfends la multitude, lancé à sa recherche... Ne suis-je pas aisé à repérer, à cette démarche cahotante ainsi qu’à la façon, pour tout dire respectueuse, dont la cohue s’écarte sur mon passage ?
Ce qui serait bien, c’est qu’elle ait grimpé au Mur de la mort. Dans le secret espoir, sans doute, qui nous traverse tous, qu’il se passe enfin quelque chose d’essentiel. D’irrémédiable. Quatre à quatre, je l’aurais bientôt rejointe. Dans la gouttière de son col remonté, je déposerais quelques mots tendres. Elle n’entendrait pas, bien sûr, couverte que serait ma voix par le vacarme complice des gros cubes...
Et c’est pourquoi je lui dirais tout.
Si, pourtant, jouet d’une jeunesse insouciante, elle s’était fourvoyée dans le Palais des glaces ? C’est pour le coup que, remaniant l’histoire, je m’aventurerais, nouveau Thésée, sur les traces d’Ariane. Mon fil serait de ceux qui ne cassent pas. Ma main de celles qui ne tremblent mais guident, rassurantes, vers l’issue où chante un limonaire.
Mais la voilà enfin, qui vient à ma rencontre. C’est bien le pas qui résonne au plus profond de mes nuits. Ses yeux de braise, porteurs d’apocalypse. Cette chevelure ébène qui éclabousse, cascatelle insolente, un décor qui semble soudain de carton-pâte.
Cette main, inventée pour la caresse, et qui se donne à celle d’un autre.
Mon corps, je ne le sais que trop, se refusera à toute fuite : a-t-on jamais vu un cheval de bois se dérober sous son cavalier ? Le mien ne laissera pas flotter les rênes. Indifférent à mon drame, il me poussera dans la gueule du Minotaure.
Je n’échapperai pas à sa beauté, à son bonheur.
À son sourire, surtout.
De ces sourires de compassion que l’on jette à un infirme.
Je ne puis pas même me retourner pour lire dans son sillage l’arc-en-ciel que me prédisait la rengaine.
Tout juste prier pour que les roues qui me tiennent lieu de jambes aient finalement raison du champ de foire et que je m’y engloutisse tout entier.