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Le prophète du carrefour

Illustration par Colette David
Colette David

Et s’il était de retour ? Un espoir insensé me précéda sur le balcon. Mais non. Rien que le vent qui, escaladant le mur d’enceinte, décoiffait les arbres du parc. Au carrefour, les feux orchestraient seuls une circulation imaginaire. Le boulevard était désert.

Je ne me hâtai pas de regagner ma couche. La nuit était belle, qui versait sur ce quartier ingrat le baume apaisant des ténèbres. Il n’était pas jusqu’au terrain vague qui ne trouvât grâce à mes yeux, dès lors que l’astre du jour s’était vu relayer par la clarté aigrelette qui descendait d’un réverbère poussif.

Maud n’avait pas bougé. Léchée par le froid, elle s’était contentée de ramener sur sa tignasse rousse un drap fatigué par l’amour. Je m’en félicitai. Elle avait beau être rompue à la plupart de mes lubies, aurait-elle compris, cette fois, que je traquais un fantôme ?

Un fantôme ! C’était cependant le seul mot qui convînt. Avait-il existé ailleurs que dans mon imagination, ce visiteur de la vingt-troisième heure ? N’avais-je pas rêvé la première nuit où je l’avais aperçu, brandissant l’anathème comme Zeus son foudre ?

 

J’avais été tiré de mes réflexions, ce soir-là, par des éclats de voix que j’attribuai d’abord à une rixe. Rien que de très banal sur ce pavé que colonisaient, sans la moindre vergogne, hôtels borgnes et maisons de passe. Mais de la fenêtre où je me précipitai, envie d’échapper à la prose hégélienne autant que curiosité réelle, tout semblait tranquille. D’ailleurs, les cris avaient cessé. Je me disposais à replonger, un peu déçu, dans les méandres de la dialectique lorsque, soudain, il m’apparut.

D’emblée, et avant même que je fusse en mesure de préciser en quoi, je jugeai son comportement singulier. La parfaite immobilité du personnage (celle-là même qui m’avait empêché de remarquer sa présence, d’une évidence pourtant provocante sous la lumière crue du carrefour) y était sans doute pour quelque chose ; mais je devais aussitôt découvrir que mon étonnement se nourrissait à des racines plus profondes : il ne traversait pas... alors que le feu était au vert.

Ma perplexité s’en trouva confortée. Que l’on respectât les feux était déjà méritoire, à cette heure avancée où la circulation n’était plus que l’ombre d’elle-même ; affecter de ne pas quitter le trottoir quand tout vous y invite procédait, en revanche, d’une attitude autrement extravagante, qui ne me parut pas entièrement dénuée de mépris.

Alors les cris recommencèrent. La statue s’était animée, levant un doigt accusateur sur des automobilistes fébriles, qui avaient tôt fait de verrouiller leurs portières et ne songeaient guère à s’éterniser, la voie redevenue libre. Imperturbable, sans un regard pour ceux qui le boudaient, le bonhomme poursuivait son étrange monologue, que répercutaient à l’envi les lourdes bâtisses du faubourg.

De ce monologue, et en dépit des séances de guet que je m’imposerais désormais chaque soir, jamais je ne parviendrais à saisir le moindre mot. Néanmoins, je ne doutais pas un seul instant qu’elle fût chargée de sens, cette mélopée où il entrait, quoi que l’on en pensât, plus de plainte que d’authentique menace : à mesure qu’elle me devenait plus familière, j’appris à y distinguer des mouvements, à en goûter les temps forts, à en épouser les cadences. Autant de normes qui ne devaient rien à l’improvisation, pas plus qu’à une quelconque ivresse que, dans mon désarroi, j’avais pu invoquer tout d’abord.

Car il revint. Ponctuel, durant des semaines et des mois. Obéissant à ce que, de mon balcon, je recevais comme un rituel. Sa harangue menée à son terme, il daignait traverser. Princier. Solennel. Traînant à sa suite un gigantesque cabas. Le Rubicon franchi, il se retournait, mettait un point d’honneur à prononcer encore quelques phrases, dont l’obscurité ne devait rien aux précédentes. Enfin il s’éloignait, son devoir vespéral accompli, happé par la pénombre d’une rue parallèle.

 

Un jour, elle ne le rendrait pas.

 

Depuis, le bitume ne résonnait plus des sermons du prophète. Les feux régnaient de nouveau sans partage sur les allées et venues du carrefour. Les rares oiseaux de nuit qui s’y aventuraient le faisaient à présent en toute impunité, sans plus avoir à essuyer les imprécations grotesques d’un illuminé.

Je remontai mon col. Le vent avait redoublé de violence. Il époussetait ici le caniveau, là s’acharnait sur un vieux chapeau qui était peut-être le sien.

 

Jamais je ne m’étais senti aussi seul.

 
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