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Nocturne

« Il n’y a plus qu’un garçon, là-bas,
qui lance le disque dans la nuit descendue. »
Henry de Montherlant

Cette nuit-là, une lueur traversa ses rêves.

À l’âge, disons avancé, qui était le sien, il n’en fallait pas beaucoup pour qu’il s’éveillât : qu’un bahut, qu’une lame de parquet exhalât seulement sa nostalgie et c’étaient d’interminables allées et venues jusqu’au petit jour, ponctuées d’invocations à la pleine lune ou, plus prosaïquement, de visites au frigo. Car il était bien placé pour le savoir : chez lui, le sommeil ne repassait pas les plats.

Cette nuit-là, donc, il s’était arraché à sa couche, résigné. Un peu intrigué, aussi : à quoi rimait ce halo rose bonbon qui lézardait sur sa courtepointe ? Un sourire blasé laboura son visage d’une ride inédite : lui serait-il donné, avant de claquer, de voir son OVNI ? Après tout, c’était bien pour deux croûtons de son espèce que l’humoriste avait mitonné sa soupe aux choux...

À pas comptés, massant un bras gauche sur lequel il avait dû s’endormir, le vieux se traîna jusqu’à cette fenêtre dont plus jamais il ne fermait le volet. À quoi bon ? Neuf fois sur dix, c’était à lui de réveiller le jour...

L’horizon était vide de tout OVNI. Mais ce qui s’offrait à ses yeux de presbyte n’était pas moins surprenant.

Dans une nuit d’encre où ne respirait pas la moindre étoile, les projecteurs du stade venaient de s’allumer. Méthodiques, sûrs de leur victoire, ils repoussaient les ténèbres, traçant sur le ciel un ovale de feu.

Signe d’un ébahissement qui dépassait, et de loin, tout ce qu’il avait pu connaître dans sa chienne de vie, notre homme en avait oublié de jurer. Il restait là, interdit, une main sur l’espagnolette, l’autre pétrissant au fond de la poche une monnaie imaginaire, à contempler ce vaisseau fantôme qui, une à une, larguait ses amarres.

Qu’est-ce que c’était encore que cette diablerie-là ? Voilà qu’on disputait des matches à trois heures du matin, maintenant (il venait tout juste de s’assurer de l’heure : on ne savait jamais, avec sa vieille tête !)... Et à l’insu de tous, par-dessus le marché ! Qu’est-ce qu’ils n’allaient pas de nouveau inventer, ces fadas du ballon rond ?

Pour toute réponse, le stade continuait à s’embraser.

De guerre lasse, le rideau était retombé. On n’allait tout de même pas rester là jusqu’au lendemain, à compter les watts... Prévenir ? Qui ? Et comment ? Il n’usait qu’exceptionnellement du téléphone, ce malotru qui vous dérange à n’importe quelle heure du jour et de la nuit... Aussi bien, il lui semblait préférable de mener sa propre enquête : la plupart du temps, quand on les réveille, les flics ne vous croient même pas !

Troquer les mules contre ces godillots qui ne sortaient plus guère... Camoufler sous l’imper le pyjama à rayures... Descendre ce bon Dieu d’escalier autrement que sur le cul... Voilà qui, de surcroît, promettait de trancher sur le train-train de ses veilles !

Dehors, il n’y avait pas âme qui vive. Les quelques pékins qui campaient dans le secteur ne devaient pas souffrir d’insomnie. Au demeurant, fallait-il s’en plaindre ? Un spectacle ne gagne pas toujours à être partagé. Et c’était bien un spectacle, parole, que ce monstre posé, tous feux désormais allumés, sur une esplanade pour une fois vierge de voitures...

Le froid était vif, qui attisa cette lancinante douleur au bras. Les circonstances n’exigeant pas que l’on convoquât aussi sa sciatique, le noctambule se mit en route. Ce n’était pas qu’il sût précisément ce qu’il ferait, ni même s’il y avait lieu de faire quelque chose : à mesure qu’il progressait, d’ailleurs, son malaise grandissait. Ne serait-il pas de trop, dans cette fête nocturne ? Que se célébrait-il au juste, dans cette cathédrale de béton ? Curieux comme les choses les plus anodines — celles-là mêmes que l’on croise chaque jour et auxquelles on finirait par ne plus prêter attention, tant on croit les connaître — s’animent parfois d’une vie nouvelle, presque surnaturelle. Tout ça n’était en somme qu’une question... d’éclairage !

Il n’eut pas le loisir de se complimenter sur son humour retrouvé : cahin-caha, il venait d’atteindre l’entrée principale, cette gueule jamais rassasiée qui se refermait, les soirs de galas, sur des cohortes de supporters avinés et braillards. Mais rien à espérer de ce côté-là : la grille, un peu partout, pleurait des cadenas.

On battit la semelle un court instant, les yeux rivés sur ce jour artificiel, ne voulant pas s’avouer que l’on avait pour rien bravé ses rhumatismes. Alors, un peu pour se donner le change — et parce que tout valait mieux que de revenir sur ses pas — l’ombre se décida, le col plus remonté que jamais, à contourner l’édifice.

Elle n’eut pas à aller bien loin. Elle s’était à peine avisée qu’un silence est plus lourd quand on l’éclaire que, contre toute attente (était-ce le sort qui lui souriait ou son imagination qui lui jouait des tours ?), lui apparut une porte, qui béait là comme une invite.

Il est des âges où l’aventure ne se marchande pas. Le briquet confié à l’unique bras valide, l’ancêtre enfila de noirs corridors, explora des vestiaires aux relents fauves, arpenta des souterrains à la poursuite de l’improbable lumière. Enfin, alors même qu’il n’y croyait plus, un escalier s’ouvrit à l’air libre.

Si le parcours du combattant qu’au mépris de ses artères il venait de s’imposer n’y avait pas suffi, la majesté du tableau lui eût ôté le souffle.

Le stade était vide.

Vide le terrain, qui n’était plus que pelouse. Vides ces rangées de fauteuils en mailles serrées, tricotées par quelque main divine un soir d’ennui, et qui n’en revenaient pas d’être, pour une fois, aux premières loges. Vide encore la tribune, que l’on devinait pourtant grosse de tant d’affrontements passés.

C’est beau un stade la nuit, quand l’homme y renonce à ses jeux dérisoires.

Le vieux, qui s’était encore raidi, continuait, pour vaincre son trac sans doute, à triturer le fond de sa poche droite. Au-dessus de lui les spots, imperturbables, déversaient sur ce derby de l’inutile une mer de feu.

Instinctivement, sans qu’il eût su dire pourquoi, il avait escaladé, presque titubant, quelques gradins. Il s’était laissé tomber, plus qu’il ne s’était assis, sur un de ces sièges dont le rouge criard disait assez, comme pour compenser, qu’il s’agissait là de vulgaires secondes. Les paupières aux trois quarts baissées — la luminosité avait atteint son paroxysme —, il promenait un regard éteint sur les panneaux-réclame, centre d’intérêt improvisé d’un spectacle qui ne l’était pas moins.

Les minutes s’égrenaient, au rythme précipité des battements de son cœur.

Enfin, surgi d’on ne sait quel vestiaire, un gosse avait paru, un ballon sous le bras. Lentement, sous les acclamations imaginaires qu’il se récitait à part lui, il remonta le terrain, laissant sur la moquette tendre le dessin de ses pas. Il n’eut pas un salut pour des travées qu’il savait pleines. Pas un geste d’impatience en direction de ces excités de l’autre tribune, lesquels, pour nuire à sa concentration, lui faisaient une haie d’horreurs.

Le vieux, qui écarquillait des yeux de plus en plus douloureux, était resté de marbre. Il avait passé l’heure des surprises. Comme si tout, désormais, allait de soi, il avait accroché son regard aux crampons de l’angelot, dont il n’apercevait que le dos.

Religieusement, comme pour une cérémonie dont lui seul aurait possédé les arcanes, l’enfant avait offert son ballon au point de penalty, cette tache grossière qui souillait de blanc le vert de la prairie. Indifférent aux lazzis qui zébraient les abords du terrain, il avait reculé de quelques enjambées, pris une profonde inspiration. D’un œil que l’on supposait noir, il défiait un gardien, recroquevillé quelque part, dans l’ombre de sa cage.

Au frémissement du filet, le vieux comprit que le but avait été marqué.

Ivre de joie, le gamin s’était rué au-devant de ses supporters, le bras en l’air. D’un seul coup de reins, il avait bondi sur le grillage, bravé le camp d’en face d’une parade obscène, pirouetté d’importance à même la cendrée.

À présent il revenait, à petites foulées, vers le rond central, dédiant un visage rayonnant aux prunelles incandescentes de son unique spectateur.

Celui-ci sentit tout à la fois son cœur exploser dans sa poitrine et le sol se dérober sous ses pieds. Il venait de reconnaître ce drôle en mal d’exploits, qui dévorait à belles dents la vie commençante...

Du plus profond de son inconscience lui parvinrent, lugubres, des ululements de sirènes...

 

— Pas la peine d’insister, c’est fini...

Comme à regret, chacun s’écarta du lit, de ce mouvement de résignation que l’on ne connaissait que trop. On demeura là quelques instants, les bras ballants, à ruminer cette nouvelle défaite. Puis celui qui avait parlé dit encore :

— On aura fait ce qu’on a pu. Lui aussi, du reste...

Les regards convergèrent vers la main droite du vieil homme, restée crispée sur l’interrupteur de la téléalarme. Le médecin, lui, était déjà remonté jusqu’au visage, frappé qu’il était par une expression de béatitude qu’il ne se souvenait pas avoir rencontrée. Les yeux surtout, comme exorbités, traduisaient quelque chose qui ressemblait à de l’étonnement. De quelle révélation venaient-ils donc d’être les témoins ?

— Je vous laisse faire le nécessaire, lâcha enfin le toubib, comme s’il s’évadait d’un songe. Déjà il avait fourré le stéthoscope dans sa mallette, s’était précipité dans l’escalier. Sa voix bourrue fit une dernière fois le tour de la chambre avant de lui emboîter le pas :

— Et faites-moi taire cette ambulance, bon sang ! On ne gagnera rien à réveiller le quartier...

En bas, d’un geste devenu machinal, il jeta serviette et pardessus sur la banquette arrière, s’installa au volant, guetta les instructions de la radio. Peu après, il s’enfonçait de nouveau dans la nuit.

Un court instant, son rétroviseur lui renvoya la silhouette sombre du stade, qui se découpait à grand-peine sur l’arrière-plan des ténèbres.

 
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