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Un rendez-vous manqué

Les vrais Parisiens sont rarement ceux qui ont élu domicile aux abords de la Cité : entamés par la sourde érosion du labeur et des soucis, ces chevaliers de la Triste Figure laissent échapper, l’une après l’autre, les splendeurs cachées de la Ville. Insensibles au merveilleux quotidien, ils regardent sans voir et préfèrent les colonnes du Monde à celles du Panthéon. Péripatéticiens de fortune, ils foulent le pavé le plus prestigieux du globe avec l’indifférence tranquille des transhumants. Le trottoir est devenu prétexte à galoper, une seule idée en tête : changer à CONCORDE.

Les vrais Parisiens se terrent parfois à des centaines de kilomètres de là, au cœur de nos provinces... Certes, ces paysans de Paris connaissent de la capitale ce que la tradition a bien voulu leur léguer : le métropolitain (qu’ils prononcent en entier), la Complainte de la Butte, le Lapin agile, Mac Orlan, les poulbots ; mais, dans leur bouche, le parc des Buttes-Chaumont prend une dimension à ce point fantastique qu’elle laisse loin derrière elle les Aragon et autres flâneurs des deux rives.

 

Alfred, un collégien de quinze ans, était de ceux-là. Mais à une nuance près : le Paris dont il rêvait n’était pas celui des hauts lieux de l’histoire ni de l’architecture... Notre-Dame, le Sacré-Cœur, l’Arc de triomphe ne l’intéressaient, à vrai dire, que fort peu. Ce qu’il brûlait de découvrir, c’était le Paris populeux des quartiers pauvres, le dédale des impasses et des cours, un Paris où la misère le dispute à la poésie. Cette religion intime avait d’ailleurs son lieu de pèlerinage : un certain passage Falguière, dans le quinzième, dont Alfred avait appris l’existence dans un recueil de photographies et où il désirait, plus que tout au monde, se rendre un jour...

Les parents d’Alfred s’étaient montrés beaucoup moins enthousiastes et avaient même opposé à ce qu’ils tenaient pour un caprice d’adolescent un refus catégorique :

— Pas question ! Après ton bachot, on verra...

Comme la poésie des poubelles parisiennes ne figurait qu’occasionnellement au programme dudit bachot et que les équations différentielles — qui en faisaient partie — ne l’inspiraient décidément pas, l’infortuné ne put guère se faire d’illusions sur la proximité de l’échéance ; et il en fut réduit, pour un temps, à relire Baudelaire et à tapisser les murs de sa chambre de reproductions d’Utrillo. Las ! chacun a ses moments de faiblesse ; et l’attrait du mystérieux passage était devenu tellement irrésistible que, par un beau matin de juin, Alfred confondit le chemin de l’école et celui de la gare...

***

Le voyage fut long : il n’était pas question, pour notre gavroche d’adoption, d’accorder la moindre attention au paysage ! Alfred avait pour les régions qu’il traversait le mépris qu’ont les passionnés pour tout ce qui n’est pas leur passion. Seul comptait « son » passage... Et dans ce train d’hommes d’affaires pressés qui filait à plus de cent cinquante à l’heure, c’était un spectacle rare, presque anachronique, que ce drôle de gars bavant sur sa photo comme un mouflet devant la vitrine. Qu’il était donc beau, ce passage Falguière ! Un pavé inégal, digne de l’antique cour des Miracles, et qui, par endroits, retenait l’eau comme pour s’y mirer... Des maisons aux fenêtres grillagées, auxquelles un pâle soleil venait ajouter un soupçon de mélancolie... Des murs où le lichen et les ans avaient dessiné de somptueuses stalactites... Une deux chevaux assise sur le caniveau et, tout au fond, formant contraste, au-delà des cheminées et des campaniles, un alignement de H.L.M.

Alfred se récitait pour la centième fois les grandes étapes de son itinéraire lorsque le train entra en gare.

***

Le décor fabuleux du nouveau Montparnasse ne l’impressionna pas outre mesure : la Tour elle-même ne lui arracha pas un regard. Il n’avait que dédain pour ces touristes dégénérés qui admiraient, fendus en deux, la forteresse de l’an 2000. Ce gigantisme lui était tout à fait étranger car Alfred n’aimait que ce qui était de la taille des hommes. Et le boulevard de Vaugirard qu’il emprunta d’abord paraissait déjà démesuré au petit provincial qu’il était : les bruits de moteurs, l’agression étudiée des placards publicitaires, la vague incessante du désert parisien, tout lui eût fait rebrousser chemin s’il ne s’était su aussi près de la terre promise. Alors Alfred prenait son mal en patience, se rafraîchissant aux oasis des rues adjacentes, riant franchement à la lecture des titres de films : C’est pas parce qu’on a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule...

Les rues de l’Armorique et du Cotentin, plus étroites et qui semblaient promettre un univers plus douillet, lui permirent de respirer un grand coup. Mais lorsque se profila, à l’angle de cette dernière, la plaque à demi rouillée de la rue Falguière, le cœur d’Alfred se mit à battre la chamade : le mythe allait enfin devenir réalité !

Cela ne devait plus être très loin, maintenant. Il suffisait de descendre la tortueuse rue Falguière et le passage se trouverait quelque part sur la gauche ; d’ailleurs, Alfred se faisait fort de le reconnaître au premier coup d’œil.

Il n’en fut que plus surpris lorsqu’il déboucha, quelques instants plus tard, place Falguière : il aurait juré, pour avoir si souvent parcouru la carte de ses rêves, que son passage se situait en deçà de la place du même nom. Aurait-il été distrait ? Pour plus de sûreté, Alfred interrogea un de ces vieux balayeurs parisiens — nez piqueté, moustache gauloise — qui surveillait, arc-bouté sur l’instrument de sa survie, les travaux en cours. Tiré de sa torpeur par la question du garçon, l’homme marmonna quelques syllabes rendues inintelligibles par l’accent du cru et les bétonnières qui plombaient le pavé. Trop intimidé pour faire répéter, Alfred sourit, remercia, rebroussa chemin.

Cette fois, il ne se laisserait plus surprendre. Aussi accorda-t-il une attention accrue à tout ce qui l’entourait : affiches électorales d’un autre âge, grues dantesques rouillant sur leur socle, rumeurs lointaines, comme étouffées, de la gare de marchandises...

Rien n’y fit. Alfred était remonté jusqu’à la rue du Cotentin sans avoir rien entrevu du cadre qui lui était si familier. Un moment décontenancé, il dut se rendre à l’évidence : sa mémoire l’avait trompé. Le passage devait donner sur une rue parallèle. Et cette papeterie, placée là pour son salut, allait le lui confirmer.

La carte ne lui sembla pas vraiment différente de celle qui, jusque-là, lui avait servi de confidente. Un peu plus détaillée, peut-être. Mais quand il l’eut complètement dépliée, au grand dam d’un vent qui prenait un malin plaisir à jouer avec les pages, Alfred put se demander s’il avait encore toute sa raison : le passage Falguière se trouvait bien là où ses souvenirs l’avaient guidé, à quelques dizaines de mètres de la place, peu avant un autre passage qui répondait au noble nom de la Procession. Intrigué et vaguement inquiet, Alfred se remit en route.

Aux deux tiers de la rue, il s’arrêta net : il venait de reconnaître, là-bas, la ligne blanche des H.L.M. qui barrait l’horizon de sa chère photo.

Mais, devant, il n’y avait plus rien.

Un simple renfoncement où achevait de pourrir une vieille Peugeot et que bornait, trois enjambées plus loin, une palissade à claire-voie. Frappé de stupeur, le garçon pénétra dans le minuscule cul-de-sac et ne fut pas long à apercevoir, entre autres inscriptions d’un goût douteux, l’avis de « modernisation du secteur Falguière ». Sur le mur de l’unique bâtisse épargnée, des tracts pour la plupart illisibles, d’où ressortait pourtant, dérisoire, en majuscules noirâtres, le conseil : EXPROPRIÉS, NE SIGNEZ RIEN !

Tel un automate, Alfred s’approcha de la palissade pour contempler ce qu’il restait de l’objet de ses rêves : un gigantesque terrain vague (le passage de la Procession avait sans doute connu le même sort), où ne subsistaient plus que de maigres vestiges d’une vie disparue : boîtes de conserve, chambre à air, bottine taquinée par le vent...

En désespoir de cause, le jeune garçon tentait bien de retrouver, dans cette ordure, ce qui avait été l’enchantement d’autrefois ; mais son regard ne pouvait se détacher de ces immeubles de l’arrière-plan que, pour la première fois, Alfred sentit lourds de menaces.

***

Un quartier de Paris venait de mourir ; et, dans l’ombre d’une impasse crasseuse, adossé à un cadavre de voiture, un adolescent avait peine à retenir ses larmes.

Tandis qu’à un jet de pierre de là, des Parisiens dévalaient la rue Falguière, en allongeant le pas...

 
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