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Le loup

Illustration par Colette David
Colette David

— Tu sais, papa, le loup ?...

La brosse à dents interrompt pour un temps son agaçant va-et-vient.

— Le loup... Quel loup ?

— Tu sais bien ! Celui qui venait tous les soirs dans ma chambre...

— Ah oui ! le loup. Où avais-je la tête ?... Eh bien ?

Nouvelle envolée de la brosse, en sourdine cette fois.

— Il est revenu cette nuit.

Une cataracte s’abat, sans douceur excessive, sur la cuvette. Quelques filets de dentifrice se cramponnent aux parois. Une main implacable leur fait aussitôt lâcher prise.

— Et tu n’as pas appelé ?...

— Non.

Puis, comme à regret :

— Au fond, il n’est peut-être pas si méchant...

 

Allons bon ! Voilà que ça recommençait. Moi qui croyais que c’en était fini de ces histoires à dormir debout.

Faudrait-il repartir de zéro ?

Retourner le sablier de ces nuits sans fin, vécues, minute après minute, dans l’attente angoissée du premier cri ? Affronter de nouveau ces terreurs qui, filles des ténèbres, vous ouvrent béantes les portes du cauchemar ?

Quatre mois de répit... Il semblait pourtant bien qu’il y eût prescription. Quatre mois d’une vie enfin normale, dont on pouvait se demander, à présent que le loup avait retrouvé notre trace, s’ils avaient jamais existé. Cette aube qui, pour la première fois depuis des lustres, m’avait arraché à un sommeil sans rêves, ne l’avais-je pas dessinée avec les crayons de mon espoir ? Cette première nuit où, inexplicablement, les aiguilles avaient doublé le cap des trois heures sans donner lieu à l’habituel concert de pleurs et de plaintes, avait-elle seulement déployé son voile apaisant sur l’horizon de mes peurs ? Je finissais par en douter.

Se pouvait-il, d’ailleurs, que les choses s’arrangent d’elles-mêmes quand les remèdes les plus énergiques étaient restés sans effet ?

Quand tout ce qui pouvait ressembler à un loup, jusqu’à l’inoffensive image qu’en donnent les contes, avait été traqué, cerné, chassé ?

Quand les arguments les plus irréfutables s’étaient vu balayer comme châteaux de cartes par la tranquille assurance de l’enfant ? Voyons, Nicolas, tu vois bien que la porte de ta chambre est fermée. Par où viendrait-il, ce fameux loup ? Mais, par là, papa, regarde : il y a un petit trou au plafond.

Quand les psychanalystes de tout poil avaient masqué leur impuissance derrière des formules creuses, des idées toutes faites ? Je n’étais pas près d’oublier le tic qui, invariablement, déformait leur lèvre supérieure lorsque, au détour d’une question, ils trouvaient soudain quelque chose à se mettre sous la dent. Un indice qui, enfin, leur permît de faire étalage de cette science puisée dans les volumes qui tapissaient orgueilleusement les murs de leur cabinet.

Ah ! vous vivez séparé de votre femme... Le stylo retombait sur le sous-main avec un petit bruit étouffé. L’homme de l’art se carrait alors dans un club au cuir fatigué. La ride qui lui barrait le front cachait mal une jubilation intérieure : il avait trouvé. Tout cela était, du reste, des plus élémentaire, mon cher Watson.

La suite, je la connaissais. Nicolas, s’il avait apparemment assumé le départ de Madeleine, n’en souffrait pas moins d’un manque d’affection. Bien entendu, mon amour de père n’était pas en cause. Mais la présence d’une mère, voyez-vous, est de ces choses qui ne se remplacent guère, quels que soient le sérieux et le dévouement dont on puisse faire preuve d’un autre côté. Ainsi, il n’était pas impossible — entendez par là qu’il était plus que probable — que l’enfant se fût inventé une figure fabuleuse, mythique, pour compenser cette carence d’ordre affectif.

Mais alors, docteur, ces cris, ces terreurs ?

Le front s’ornait d’une ride supplémentaire. Il aurait dû apparaître, même au profane que j’étais, que l’enfant, qui souhaitait in-con-sciem-ment (il détachait les syllabes de l’adverbe) le réconfort de la mère, le rejetait en même temps, comme une atteinte intolérable à sa liberté, à son indépendance. D’où cette attitude qui empruntait tout autant à la fascination qu’à l’effroi.

Je me levais, visiblement conquis par ce chef-d’œuvre d’intuition et de raisonnement, me confondais en remerciements, poussais l’abnégation jusqu’à cacher à mon interlocuteur triomphant que sa version des faits sentait décidément le réchauffé. Puis je repartais, découragé, pour l’enfer de mes nuits.

Cet enfer que j’allais connaître de nouveau. Que Nicolas n’eût pas crié pour ces retrouvailles ne signifiait en rien qu’il en irait de même les nuits suivantes. Le sommeil dans lequel je m’abîmai ce soir-là devait moins à la lassitude qu’à l’angoisse...

Lorsque je rouvris les yeux, il était près de quatre heures. Je ne pus me défendre d’un soupir de soulagement : il ne se passerait plus rien cette nuit. Ce qui m’engagea alors à poursuivre mon avantage en m’assurant que tout allait bien, je ne saurais le dire. Toujours est-il que je poussai bientôt la porte de Nicolas.

Il était là.

Je ne pouvais le voir, mais la chambre était grosse de sa présence. Je devinais ici les oreilles dressées, là l’échine frémissante, là encore la gueule luisante d’écume.

Un peu partout, les yeux. Petits. Profonds.

Dérangeants.

Nicolas ne dormait pas. Sa respiration, par trop régulière, le trahissait. Cependant, il gardait le silence. Comme si son instinct de gosse lui soufflait qu’il se trouvait là à un tournant de sa courte existence.

Un semblant d’éternité s’écoula. Je me tenais toujours dans l’embrasure, à flairer l’odeur de l’Autre.

Il eût suffi, sans doute, d’appuyer sur l’interrupteur pour que la pièce, ravie à l’obscurité, redevînt ce que j’avais toujours désiré qu’elle fût : une chambre d’enfant, avec son papier bleu ciel, ses gravures naïves, sa débauche de peluches.

Mais je n’en avais plus la moindre envie.

Lentement, j’ai refermé la porte.

 

Nicolas, le lendemain, hésiterait longtemps avant d’en venir à la question que je savais inévitable.

— Tu l’as vu, cette fois, hein papa ?

— Oui, mon fils.

Ma voix tremblait un peu. Désormais, j’en étais sûr, le loup ne reviendrait pas. Sa tâche accomplie, il était allé rejoindre ses cousins de la steppe, par-delà les miasmes de la ville, à l’abri des fantasmes d’enfant...

 
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