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Un esprit fort

Peu s’en fallait que le réveil n’indiquât onze heures lorsque, ce matin-là, Blaise hasarda un pied hors de sa couche. Le bon : c’était un samedi. On n’essuierait pas de ses coudes, aujourd’hui, les comptoirs de l’agence. On ne passerait pas une journée insipide à manipuler des fiches. Pas plus qu’on n’étoufferait dans cette bonbonnière moquettée, climatisée, insonorisée, en laquelle il n’était pas loin de voir une version contemporaine de l’enfer.

On l’aura deviné, le Blaise qui, ce matin-là, souriait à la vie et au soleil qui rampait sous ses persiennes ne raffolait guère de son métier. Qu’il le fît sérieusement, qu’il fût même fréquemment cité en exemple par ses chefs ne changeait rien à l’affaire : il exécrait cette paperasse, il vomissait ce déluge de chiffres qui s’abattait sur lui, semaine après semaine. Les clients eux-mêmes avaient fini, sans qu’il en montrât rien, par l’exaspérer. Il leur trouvait un air de famille avec ces poissons imbéciles qui, le nez contre la vitre, le fixaient depuis l’aquarium géant du salon d’accueil : c’étaient les mêmes yeux globuleux, la même bouche qui s’ouvrait et se refermait sur de futiles clapotis. Pour un peu, la même façon d’agiter les branchies en signe d’impatience.

D’une mule encore mal assurée, Blaise piétina ces visions de cauchemar. La nuit avait été mouvementée. Chaque vendredi soir lui était le prétexte à un dépaysement total. Franchi le seuil de la banque, il enfouissait sa pochette, arrachait cravate et bouton de col pour aller s’encanailler en des lieux qui ne risqueraient pas de sentir l’épargne : il dînait d’un croque sur un zinc malfamé, se fendait parfois d’une passe dans les bras d’une boulotte du quartier ; le plus souvent, sa timidité de vieux garçon l’amenait à se satisfaire des images délavées d’un médiocre porno. Dans un cas comme dans l’autre, il n’était jamais moins de deux heures quand il jugeait bon de regagner son garni de l’avenue des Ormes.

Le luxe de précautions dont il devait s’entourer pour ne pas éveiller l’attention d’une logeuse insomniaque et, de surcroît, un brin portée sur le cancan n’était pas davantage pour le prédisposer à un sommeil immédiat. Il s’oubliait alors dans la lecture. Les philosophes du dix-huitième, Voltaire en particulier, avaient toutes ses faveurs : Blaise, à ses heures, jouait volontiers à l’esprit fort.

L’eau glacée qu’il se passa sur le visage acheva de dissiper les brumes nocturnes. Il enfila une chemise, sauta dans son pantalon, emprunta à un tiroir les quelques pièces qui lui seraient nécessaires : deux francs trente pour la baguette, trois quatre-vingts pour le journal. Blaise tenait beaucoup à ces petits déjeuners du samedi, pris tête à tête avec lui-même. Il en soignait l’élaboration, il en réglait, presque amoureusement, les détails, comme s’il se fût agi d’un cérémonial. C’en était un, d’ailleurs, à ses yeux. L’un de ces moments privilégiés, hélas trop rares, où il pouvait enfin vivre pour lui seul. S’il n’avait pas trouvé l’âme sœur, c’était moins à un physique ingrat qu’à cet égoïsme farouche qu’il le devait : jamais il ne s’était senti à l’aise, en présence des autres...

La mère Glandon, il est vrai, n’entrait pas pour rien dans ces bouffées de misanthropie. Plus que n’importe lequel de ses semblables, Blaise la fuyait comme la peste et, cette fois, force était de reconnaître que les excuses ne lui manquaient pas : flanquée de son inévitable balai, précédée, dans chacun de ses déplacements, par le chuintement que ses non moins inévitables pantoufles infligeaient au parquet, la logeuse composait en effet un tableau qui n’était pas vraiment de nature à réconcilier avec l’humaine condition. Cette façon qu’elle avait de vous harponner au bas de l’escalier (elle y était toujours : elle passait donc sa vie à épier les faits et gestes de ceux qui vivaient sous son toit ?) pour vous tendre le courrier, mèche renfrognée, pupille réprobatrice, mettait immanquablement Blaise dans tous ses états. Ce matin en particulier, les ruses de Sioux qu’il avait déployées ne lui avaient pas permis de franchir le barrage, trahi qu’il avait été par cet horrible ratier qui, en parfait larbin, palliait les rares insuffisances de sa maîtresse. Blaise s’était emparé de son bien du bout des ongles, avait noté sans déplaisir que le sourire qui s’était égaré, une fois n’est pas coutume, sur le visage de son cerbère l’enlaidissait encore, avait grommelé un « merci » dont on n’avait finalement perçu — délicieuse équivoque ! — que la première syllabe. Puis, sans révérence superflue, il s’était hâté vers la sortie.

***

Il fallut toute la force de persuasion d’un soleil de plomb pour que Blaise se souvînt que c’était jour de fête et qu’il eût été pour le moins dommage de le donner en pâture à une propriétaire envahissante. Ce démon ne méritait pas tant d’honneur. C’était déjà bien assez qu’elle lui empoisonnât l’existence à longueur de semaine. Il avait même songé à déménager, dans les premiers temps ; mais l’appartement lui convenait et il était à deux pas de son travail : tout bien pesé, il lui était apparu plus raisonnable de prendre son mal en patience, d’autant que la mère Glandon, pas plus qu’une autre, ne serait éternelle...

Un espoir qui n’en commençait pas moins, aujourd’hui, à prendre les teintes du leurre.

Souci de penser à autre chose plus que curiosité véritable — le courrier n’était que rarement, pour le vieux garçon, occasion de surprises —, Blaise laissa tomber un regard distrait sur les enveloppes que lui avait remises l’infâme. Justement, il y avait là, qui accompagnait presse syndicale et prospectus divers, une lettre qui devait retenir plus spécialement son attention : l’écriture lui en était inconnue, et le cachet ne le renseignait pas davantage. Sans ralentir le pas, il déchira le pli d’un geste brusque, en retira une feuille d’un papier quadrillé douteux.

C’était une chaîne.

Blaise s’était arrêté net pour parcourir, le sourcil incrédule, une entrée en matière qu’il ne connaissait que trop. Ce n’était pas la première qui lui était adressée, et le souvenir qu’il en avait gardé était des plus précis.

On me l’a envoyée, je vous l’envoie. Ceci est une chaîne de saint Antoine, partie du Venezuela. Faites-en trente-six copies et, dans neuf jours, la chance vous sourira...

Suivait la cohorte des infortunés qui, pour n’avoir pas pris ces directives au sérieux, s’étaient vu réserver le sort de ceux qui osaient « rompre la chaîne ». Blaise ne jugea pas utile de pousser plus avant sa lecture : là encore, sa mémoire n’était que trop fidèle.

Il s’était remis en route, vaguement contrarié.

Sans être superstitieux, Blaise avait toujours préféré contourner l’échelle. Non qu’il reconnût aux paisibles barreaux de bois un pouvoir quelconque, le culte qu’il prétendait vouer à la raison le lui interdisait. Mais à quoi sert de braver le destin ? C’était là, pour lui, vaine témérité. Il n’aurait jamais été, en tout cas, de ceux qui, dans un dîner de treize couverts, se lèvent les premiers pour se désigner aux coups du sort. Ce n’était pas qu’au fond de lui il les considérât en réel danger ; cependant, pour un empire, il n’aurait pris leur place. Libre au lecteur de déceler dans cette attitude un penchant inavoué pour l’occulte, Blaise n’y voulait voir que prudence et sagesse.

Monsieur Morisset oublie d’effectuer les copies, son commerce périclite. À tout hasard, il confie le travail à sa secrétaire : aussitôt, les affaires reprennent.

La boulangère, comme toujours quand il faisait beau temps, était d’humeur joyeuse.

— Et une baguette pour monsieur Blaise ! Dites, vous n’êtes pas en avance, aujourd’hui...

Puis, apercevant l’enveloppe décachetée :

— Les nouvelles sont bonnes, au moins ?

— Oh ! rien d’extraordinaire, à part une chaîne...

— Vous avez reçu une chaîne ? Ah ! ça faisait longtemps... Vous voulez que je vous dise : je trouve ça honteux. Ces bêtises que l’on envoie pour faire peur aux gens... Remarquez, avec moi, ça ne traîne pas. Directement à la poubelle ! Et vous voyez (elle bombait légèrement le torse) : je suis encore là...

Blaise ne put réprimer un sourire : si les chaînes n’avaient pas grand pouvoir, elles avaient du moins celui de délier les langues. Il est vrai qu’avec la boulangère, parler d’exploit eût été excessif...

***

Il sembla bientôt à Blaise que son ombre ne se découpait plus avec la même netteté, sur le pavé du retour : la faute en incombait sans doute à ce soleil capricieux, lequel avait trouvé moyen de s’accroupir derrière l’unique nuage qui salissait le ciel. Mais le décor n’était pas le seul à avoir pris un coup de vieux : les acteurs eux-mêmes avaient mis leur masque. Des jeunes gens désinvoltes et très chic de tout à l’heure, qui s’empressaient, tignasse au vent, vers quelque rendez-vous galant, il ne restait plus que ces vieillards catarrheux, économes de leurs gestes, avares de leurs forces, et qui traînaient après eux chien bâtard et dégoût de vivre.

Madame Martel déchire la chaîne : neuf jours plus tard, elle apprend que son père est atteint d’une maladie incurable.

Des sornettes, tout ça. La boulangère avait raison. Pas le moindre commencement de preuve. On pourrait tout aussi bien raconter n’importe quoi. D’ailleurs, depuis la dernière fois, les noms avaient changé. La panoplie des malheurs en tout genre n’avait pas varié d’un iota, mais les noms n’étaient plus les mêmes, Blaise en était sûr. Bien la preuve que rien de tout cela ne tenait debout.

Même si vous n’êtes pas croyant, prenez garde à ceci.

Comme si la religion avait quelque chose à voir là-dedans !

Quoi qu’il en soit, plus question de se laisser impressionner. Blaise s’était montré faible une fois. Pas deux. Il lui en avait assez coûté. Les lettres à peine dans la boîte, le remords lui avait réclamé ses gages. Des semaines durant, il s’était réveillé la nuit, baigné de sueur, révolté par l’image que les ténèbres lui renvoyaient de sa propre lâcheté. D’imaginer les conséquences possibles de son acte le mettait à la torture. Il y avait peut-être, parmi tous ces noms qui ne lui disaient rien et qu’il avait puisés au hasard de l’annuaire, des tempéraments influençables. Des neurasthéniques qu’un rien précipiterait dans le suicide. Des cardiaques, qui sait ? Ou, à tout le moins, des gens qui, comme lui ce matin, s’étaient levés heureux de vivre et qu’une lettre tracée de sa main avait suffi à plonger dans le désarroi. Et si on venait à reconnaître son écriture ?

Monsieur Duval brûle la chaîne : il périt dans un accident de voiture.

Jamais il ne s’était vraiment pardonné. Lui si respectueux de la vie. Lui qui n’écrasait jamais les insectes qu’en cas d’absolue nécessité. Lui qui n’avait de cesse, si d’aventure il cassait une bouteille dans un supermarché, que les débris n’aient été ramassés devant lui, de peur que sa maladresse ne fût à l’origine d’un accident.

En avait-il épluché, des faits divers de quotidiens, redoutant à chaque seconde d’y voir apparaître un nom qui lui rappelât quelque chose, d’y découvrir une catastrophe dont il eût pu s’imaginer responsable !

Ces moments-là, il s’était bien juré de ne pas les revivre. Plutôt mourir. Mieux valait encore braver l’échelle.

La Glandon n’avait pas bougé. Elle était là, à guetter son retour, l’arme au pied, le même sourire insolite accroché aux lèvres.

À croire qu’elle savait.

Et si cette lettre, c’était elle qui l’avait écrite ? Elle était capable de tout.

Si cela était, elle en serait pour ses frais.

Blaise n’avait pas plus tôt retiré la clef du pêne qu’il enfonçait la main restée libre dans sa poche, en extirpait cette maudite chaîne, la froissait sans ménagement pour la catapulter aussi vite, d’une maîtresse pichenette dont il fut le premier surpris, au beau milieu de la corbeille.

Superbe tir à mi-distance, ne put s’empêcher de commenter, à part lui, ce féru de presse sportive.

Il n’en fallait pas davantage pour que Blaise s’aperçût enfin qu’il était remonté sans son journal.

***

Dans la fraîcheur du soir, l’horloge a toussé onze fois. Les quelques ormes qui suffisent à la réputation des lieux s’agitent dans leurs draps de feuillage : cette clarté acidulée les gêne.

Celui-ci vous dira qu’il a entendu une porte gémir : cet autre jurera qu’il a vu, de ses yeux vu, une ombre qui traversait l’avenue.

Au demeurant, il pouvait s’agir d’un chat : ils sont légion dans le quartier, et c’est leur heure.

Les chats, pourtant, s’intéressent-ils aux boîtes aux lettres ? Au dire d’une troisième, celle que l’on trouve à l’angle de la rue n’aurait pas veillé pour rien.

Le battant en frémirait encore.

 

Aux fenêtres du second étage, la lampe de Blaise vient de s’éteindre.

On ne lira pas Voltaire, ce soir. On se prépare pour une longue nuit.

 
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