< >

Les allées d’Étigny

Je ne retournerai jamais à Luchon.

Mon Luchon à moi, c’est un bateau de papier qui chevauche le ruisseau, disparaît sous une arche de goudron pour renaître à l’air libre un peu plus loin. Quelquefois, on l’attend en vain, et c’est alors à l’imagination de composer le chant du naufrage.

C’est une odeur de café fort qui plane sur la petite place du Comminges.

Une autre, moins aguichante, d’œufs pourris, qui serpente le long de la colonnade avant de dérouler ses anneaux parmi le gravillon du parc.

C’est un calepin aux vagues contours, dont les pages jaunies récitent d’austères couplets de numéros minéralogiques. Illusoire refuge contre les blessures du temps. Immortalité de pacotille. Collection née d’un jour d’ennui, de cette singulière beauté que peut seul conférer l’inutile.

C’est un gobelet que l’on froisse aux abords du distributeur.

Ce peu de carré aux pommes qui reste collé aux lèvres comme un baiser d’adieu.

C’est une rutilante escadrille de modèles réduits qui, toutes hélices dehors, patrouille sans relâche à l’ombre du thermal. Avions de balsa, un élastique pour tout moteur. Le genou à terre, des mécaniciens en herbe s’efforcent, grâce aux menues corrections qu’ils apportent à la gouverne de profondeur, de réaliser le vol parfait. Je crois bien qu’il n’eut jamais lieu. La plupart des appareils, après avoir autorisé les espérances les plus folles lors du décollage, se cabraient face au vent pour retomber, pitoyables albatros, sur le sol. Quelques-uns finissaient leur course dans les arbres. Les moins heureux allaient jouer les kamikazes dans le grand bassin, où ils se perdaient corps et biens.

Mon Luchon à moi, c’est un kiosque aux balustres ouvragés qui abreuve les curistes des refrains d’alors.

Une couverture sépia de Miroir-sprint où, sur fond de cimes pyrénéennes, s’inscrit la légende de l’Aigle de Tolède.

Le grand hôtel de Superbagnères surgi, tel le vaisseau de Wagner, d’un océan de brumes.

C’est un sourire de fillette, Maryse. Longue crinière brune, taches de son éparpillées sur un visage déjà mûr. Elle avait douze ans, moi onze. On devait se marier, naturellement. Trois semaines de pension et d’incessantes parties de Monopoly nous avaient convaincus que nous étions faits l’un pour l’autre. Adieux déchirants, mouchoirs en berne. On s’est écrit une fois, deux peut-être. Nos fautes d’orthographe n’étaient pas dépourvues de charme. Et puis, plus rien. Rien que le pesant silence de l’oubli.

Ce sont surtout ces allées d’Étigny, bordées d’arbres et de rêves. À quoi ressemblaient-elles en réalité, je ne saurais le dire. Toujours est-il qu’avec leurs cinémas, leurs quatre-étoiles où poireautaient d’impavides sentinelles, leurs terrasses aux cent parasols qui, sournoisement, se répandaient chaque jour un peu plus sur le pavé, elles tenaient, pour l’enfant que j’étais, du jardin d’Alice et des Mille et Une Nuits. Riches de tous les possibles. Messagères de toutes les tentations.

Ambassadrices de tant d’Amériques, qui restaient alors à découvrir...

 

Je ne retournerai jamais à Luchon.

Certes, les bateaux de papier sont éternels.

Si le brûloir n’enfume plus guère, le kiosque est peut-être toujours là.

Et qui sait ? Il se peut même qu’au hasard des rues, une brunette aux cheveux fous me dérouille le cœur...

Mais si, subitement, les allées se mettaient à ressembler à n’importe quelle avenue ?

De n’importe quelle ville ?...

 
< >