LOUISIANE

Un vent de folie souffle toujours
sur La Nouvelle-Orléans

supplément du 11 mars 2007

Pourquoi s’en défendre ? Quand on évoque les États-Unis, c’est rarement à la Louisiane que l’on songe. Ce n’est pas davantage, tous les voyagistes vous le diront, la destination la plus courue : New York, l’Ouest sont autrement plébiscités. Tant mieux pour qui sait s’aventurer hors des sentiers battus ! Si les gratte-ciel s’élancent ici moins haut qu’ailleurs, les racines, elles, n’en sont que plus profondes...

La Nouvelle-Orléans n’est pas une ville, c’est une partition de jazz. À quelque station que vous dépose le brinquebalant tramway que, pour l’éternité, Tennessee Williams nomma Désir, c’est un bouquet de notes que l’on vous tend d’abord, un boa de sons qui vient se lover, débonnaire, autour de votre cou. À se pincer de peur de n’y pas croire : à quelques centaines de mètres du « Carré français », véritable cœur — chœur ? — de la cité, chacun a pu constater les ravages perpétrés par Katrina l’impitoyable. Sur des dizaines de kilomètres, des maisons chiffonnées, broyées, ratatinées. À même les murs, des croix et des signes cabalistiques qui récitent, avec une indécente précision, la plus terrible des catastrophes, de celles que l’on a le front d’appeler naturelles. Ceux qui n’y ont pas laissé la vie ont perdu tout le reste. Au-delà des murs, c’est une existence entière qu’il faut désormais reconstruire. La rancœur est palpable, jusque dans l’inévitable sermon du dimanche. On n’en veut pas à Dieu, pour sûr, que l’on chante avec une foi intacte dans un gospel qui, ici, ne doit rien au tourisme. Mais au gouvernement fédéral, républicain de surcroît, et dont les aides arrivent par trop chichement au goût de beaucoup. Quant à la souffrance, à quoi bon la dire quand elle est indicible ? À la fureur des éléments, les autochtones n’ont à opposer que ce vent de folie qui déferle, chaque soir que Dieu fait — et il doit s’en faire ici plus qu’ailleurs —, sur Bourbon Street.

On peut, en puriste, regretter que ce qui s’échappe alors des bars pour escalader les balustres ouvragés de l’architecture coloniale ne soit pas toujours du plus pur style New Orleans : au juste, il existe des endroits pour ça, tel le mythique Preservation Hall, dont la poussière même a une gueule d’atmosphère.

Ce qui ne se peut, en revanche, c’est rester insensible à cette exubérance, à cet appétit de fête, à cette obstination à vivre qui, dans un tel contexte, semblent autant de bras d’honneur adressés au destin. Ne convient-il pas, comme le veut la célèbre devise cajun, de « laisser les bons temps rouler » ?

Il y a du Sisyphe chez ces gens-là

Il faut dire que les traumatismes, ça les connaît. S’il faudra des années pour que les plaies infligées par Katrina se referment, il est à craindre que la vente de la Louisiane, en 1803, par un Napoléon qui avait, sur le champ de bataille européen, d’autres Autrichiens à fouetter, ne soit, elle, jamais complètement digérée. On nous le ferait presque sentir, avec le sourire, certes, qui sied aux gens bien élevés, mais suffisamment pour que le goût amer de la trahison nous revienne à la bouche. Cette France-là aussi, celle qui avait fui l’Acadie et l’oppression britannique lors du « Grand Dérangement » de 1763, on l’aura donc laissée tomber...

Autre débâcle, il y a quelque cent cinquante ans, que cette guerre de Sécession perdue, qui laissa le Vieux Sud à jamais orphelin de son passé. Il faut aller errer le long du Mississippi, du côté de ces plantations sur lesquelles c’est un autre vent qui a soufflé cette fois, celui de l’histoire, pour entrevoir un peu de cette splendeur défunte. Là se balancent les magnolias et fleurit, sur le plancher des terrasses, le rocking-chair. Bien sûr, le visiteur, s’il résiste difficilement au charme de ces imposantes bâtisses, ne pourra totalement se défendre de l’idée que l’envers de ce décor à la Denuzière, ce fut l’esclavage. Mais on a tôt fait de lui expliquer, d’une voix qui rassure, que cette servitude-là n’était que l’ombre de celle qu’avaient mise en place les États anglo-saxons ; que le Code noir, édicté par le bon Louis XIV, garantissait aux esclaves plus d’un droit et que la ségrégation, en Louisiane, était moins raciale que sociale. D’ailleurs, ajoute-t-on avec gourmandise, les motivations des nordistes — ceux qu’ici, dans un rictus de mépris, on persiste à appeler Yankees — étaient économiques bien plus qu’humanitaires. Langue de bois ? Peut-être et même sans doute. Mais le bois, ici, fleure tellement bon la vanille...

Ce qui n’est pas douteux, c’est que pour qui souhaite découvrir une image moins superficielle des États-Unis, moins sûre d’elle-même aussi, il est peu de destinations plus indiquées que cette terre de contrastes, que ce creuset d’influences diverses qu’a de tout temps été la Louisiane. Quand elle serait bien enfouie, c’est une partie de notre âme qui sommeille ici. Et cela ne saurait laisser insensibles tous ceux qui, à la paille des mots, préféreront toujours le grain des choses...

 

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