Le français
tel qu'on le parle chez nous (5/6) :
« se rapproprier »

< dimanche 9 octobre 2022 >
Chronique

Il faut être honnête : l'expression du jour n'a pas toujours été, il s'en faut, une exclusivité du Nord. On la trouve en effet, au XIXe siècle, sous la plume du Tourangeau Balzac comme sous celle de la Berrichonne George Sand !

Il n'empêche que, pour Robert, ce verbe a vieilli, ne survivant plus guère, sous sa forme pronominale, que dans certaines régions, au premier rang desquelles la nôtre. Rien de commun, on l'aura deviné, avec le paronyme se réapproprier, « reprendre possession de quelque chose », ni d'ailleurs avec approprier, toujours vivace dans le sens de « rendre propre à un usage, adapter ». Qui ne se souvient des « relations… inappropriées » qu'avait fini par avouer le président des États-Unis, Bill Clinton, avec une stagiaire de la Maison-Blanche, une certaine Monica Lewinsky ?

Le mot que nous évoquons aujourd'hui a plus à voir avec le propre de la propreté qu'avec celui de la propriété. Les deux semblent liés, du reste, par l'étymologie, descendant l'un et l'autre du latin proprius, « qui n'appartient qu'à soi, qu'on ne partage pas avec d'autres ». C'est que ce sens premier, « digne d'une personne », a eu tôt fait d'évoluer vers le « convenable », l'« élégant » et, finalement, avec le développement de l'hygiène, d'aboutir au « propre » qui s'oppose au sale !

On remarquera au passage que, si l'usage littéraire a ponctuellement cherché à distinguer les deux acceptions — Edmond de Goncourt préférant, pour évoquer la « mise en état de propreté » d'une écurie anglaise, user d'appropriement plutôt que d'appropriation —, l'usage tout court, notamment en Belgique, se sert volontiers de ce dernier terme pour évoquer un nettoyage.

Ne nous étonnons donc pas que, dans notre région aussi, rapproprier signifie « remettre en état de propreté » ; se rapproprier, « remettre de l'ordre dans sa toilette ». Il n'y a là rien d'infamant : dans les années trente, le Céline de Mort à crédit et le Roger Martin du Gard de… Vieille France faisaient encore état, le premier d'une vieille turne que l'on venait de « rapproprier », le second d'un apprenti qui, revenant de son travail, rentrait « se rapproprier un peu avant de s'en aller baguenauder sur la place » !

N'allons pourtant pas nous réclamer de ces édifiants exemples pour abuser de ces tours-là : dans la dernière édition de son Dictionnaire, l'Académie nous signale que l'acception n'a pas seulement vieilli, mais qu'elle relève désormais du langage familier.