Est-il vraiment réaliste
de critiquer encore « Tu réalises ? »
La tournure est sur toutes les lèvres, de celles de l’écolier qui « ne réalise pas qu’il est en vacances » à celles du sportif qui, son exploit accompli, déclare au micro « qu’il va lui falloir du temps pour réaliser ».
Il s'en faut qu’elle soit dans les petits papiers des grammairiens, lesquels s’en sont toujours méfiés comme de la peste, lui préférant, dans ce contexte précis, des équivalents plus présentables tels que prendre conscience de ou se rendre compte que. C’est ainsi que l’Académie française voit dans réaliser que une « extension de sens abusive ». Que le Petit Robert lui-même, pourtant bienveillant par nature pour les expressions les plus hardies, continue de ranger celle-ci parmi les « emplois critiqués ».
Autant de mises en garde qui — il faut, sinon le déplorer, du moins le reconnaître — n’ont jamais convaincu nos écrivains. Il suffit d’ouvrir Le Bon Usage pour s'apercevoir que notre littérature n’a pas de ces pudeurs : Baudelaire, Gide, Montherlant, Mauriac, Claudel, Sartre, Le Clézio (excusez du peu !) ont sans barguigner eu recours à l’indésirable…
Quant au chroniqueur de langue qui trace ces lignes, il se doit ici d’avouer que, s’il n’use jamais de la construction félonne, c’est en souvenir du vénérable professeur qui le lui a interdit… il y a plus d’un demi-siècle. Par peur, aussi, de se voir rappeler par un lecteur (à puriste, puriste et demi) ce qu’il ignore moins que personne, à savoir que ce tour-là n’a jamais été en odeur de sainteté !
Force reste de constater que ce qui est surtout reproché à ce dernier, c’est qu’il nous a été soufflé par Albion, à la fin du XIXe siècle. Maurice Grevisse concède en effet que le premier exemple de cette « innovation » est traduit de l’anglais to realize, mais c’est pour ajouter aussitôt que cette application particulière du sens fondamental (« rendre réel… dans son esprit ») aurait pu se faire (et, à coup sûr, se serait faite) sans cette influence.
En tout cas, d’aucuns ne manqueront pas de s’étonner du raisonnement alambiqué de l’Académie. « Si, écrit-elle, cet emploi ne saurait être considéré comme fautif, l’utilisation abusive du verbe réaliser, au sens affaibli de se rendre compte, est en revanche un anglicisme à éviter. » Bref, le diable n’est plus que dans l’abusif, et beaucoup en concluront que l’on peut désormais consommer, pourvu que ce soit… avec modération !