Ce « bananier » que l'on évoque
pour critiquer... un régime !

< dimanche 15 novembre 2020 >
Chronique

Au plus fort de la confusion qui a marqué l'élection présidentielle américaine, on a eu droit à ce cri du cœur : « Il ne s'agit pourtant pas d'une république bananière, mais de la première démocratie du monde ! »

Cette « république bananière », laquelle ressurgit périodiquement sur les lèvres de nos commentateurs de la vie politique, est plus que centenaire. Elle est née au début du siècle dernier, en 1904 pour être précis, sous la plume de l'écrivain américain William Sydney Porter. Celui-ci décrivait pour la circonstance, dans un roman publié sous le pseudonyme de O. Henry et intitulé Cabbages and Kings, un pays sous-développé (on ne baignait pas suffisamment encore dans le politiquement correct pour le trouver déjà « en voie de développement »), dont la survie économique dépendait exclusivement de la production de bananes. Il s'inspirait là de la très réelle United Fruit Company, ancêtre de la Chiquita Brands International, qui faisait alors la pluie et surtout le beau temps dans nombre d'États d'Amérique latine.

L'expression est restée pour désigner ironiquement un gouvernement corrompu, coutumier des pots-de-vin, et plus soucieux des profits de certaines multinationales réputées sans foi ni loi que du bien-être de ses administrés. Elle a, depuis lors, trouvé largement sa place dans nos dictionnaires usuels, tant Robert (« république apparemment démocratique, mais régie par les intérêts privés de la prévarication ») que Larousse (« État où le pouvoir réel est aux mains de puissances économiques étrangères »).

Serait-ce parce que nos immortels en sont souvent réduits — âge oblige ! — à s'intéresser à d'autres régimes qu'à celui des bananes, ce tour n'a jamais connu les honneurs de leur Dictionnaire. Si l'adjectif y a bien droit de cité, c'est uniquement pour désigner le navire qui est chargé de leur transport. Pas davantage d'allusions dans le pourtant prolixe Trésor de la langue française, où l'on relève en tout et pour tout des cargos et des oiseaux bananiers. Mais de république, point !

Il est de toute façon à craindre que les beaux jours d'une formule comme celle-là ne soient, pour l'essentiel, derrière elle. Par ces temps aseptisés où l'on désinfecte, déboulonne et débaptise à tout-va, il n'est pas sûr que notre fruit, volontiers instrumentalisé dans certains stades à des fins racistes, ait longtemps encore... la banane !