À se cogner la tête contre le mur :
« décrépi » ou « décrépit » ?

< dimanche 24 novembre 2019 >
Chronique

Gageons qu'au début de ce mois, alors qu'il n'était question que du trentième anniversaire de la chute du mur de Berlin, nous avons été quelques-uns à craindre que ne nous frappe une autre honte, orthographique celle-là !

Fallait-il en effet écrire que ledit mur, avant de s'effondrer sous les coups de la vindicte populaire, était « décrépi » ou « décrépit » ? Eh bien, une fois n'est pas coutume : les deux, mon général ! Elle n'est pas belle, la vie, quand l'orthographe se fait bonne fille et nous laisse le choix ?

Certes, au sens propre, la forme sans « t » tient la corde, et pas qu'un peu. Si quelque chose a en effet vocation à « perdre son crépi », c'est bien un mur ! Au féminin (donnons dans l'inclusif), c'est tout naturellement que l'on parlera d'une façade décrépie. L'autre forme, qui devient bien sûr décrépite au féminin, se dit plutôt, elle, des humains, que les ans accumulés amènent, plutôt prou que peu, à « craquer » et à « se fendiller » d'importance... De fait, combien de vieillards décrépits, de Grandet à Goriot en passant par Gobseck (pour nous en tenir à la 3G), nous a décrits Balzac, dans cette cruelle précision qui pouvait être la sienne !

S'en remettre à ce distinguo des plus pratiques, ce serait pourtant compter sans la poésie, laquelle, on le sait, n'a pas sa pareille pour faire vivre l'inanimé. À quoi, dans sa déjà longue carrière, n'a-t-elle pas donné vie, par le biais de l'omniprésente personnification ? Vous irez demander à un Victor Hugo de ne point étendre la décrépitude à tout ce qui menace ruine, choses autant que bêtes et gens ! Dès lors, personne ne s'étonne plus guère qu'une maison, sur laquelle déteint toujours un peu de l'âme de ses habitants, se voie qualifiée de « décrépite ». Et quand il s'agit du mur que l'on sait, lequel avait fini par faire partie de la famille des Berlinois, au point de hanter leurs jours et leurs nuits, la hardiesse paraît moindre encore. C'est donc à bon droit qu'on l'aurait trouvé, dans les heures qui précédèrent son démantèlement, tout à la fois décrépi... et décrépit !

Attention, cependant : si la tolérance fonctionne à plein d'ouest en est, elle n'a pas cours dans l'autre sens. N'allez donc pas, à l'inverse, vous autoriser à qualifier un aîné de « décrépi ». Les largesses de notre lexique ont leurs limites, et ce serait là foncer droit dans le mur... en chantant !