Quand la langue se montre
moins bégueule que la FIFA...
Attention, footballeur méchant ! La presse a la dent dure contre l'Uruguayen Suarez, lequel, devant les caméras du monde entier, a sauvagement mordu l'épaule d'un défenseur italien.
Tour à tour, sur la Toile, on a fait de l'indésirable un vampire transylvanien, un Hannibal Lecter ou le requin — complètement marteau — des Dents de la mer ! Quant à la FIFA, elle n'a fait ni une-deux, ni une ni deux : elle a renvoyé à la niche ce chien galeux et privé l'anthropophage (d'ailleurs multirécidiviste) de toute activité footballistique pendant quatre mois. « Mâtin, quelle sévérité ! », se seront récriés ses coéquipiers de la « Celeste », redoutant que leur attaque ne perde du même coup beaucoup de son mordant. « C'était bien le moins », auront riposté les autres, conscients que le football peut avaler nombre de couleuvres — jusques et y compris l'attribution, dans des conditions douteuses, d'un prochain Mondial au Qatar —, mais pas ce retour intempestif à l'ère des cavernes...
Loin de nous l'intention de prendre position : nous nous bornerons à remarquer que, pour plaider sa cause devant la commission de discipline, et plutôt que de s'empêtrer dans une défense à la mords-moi-le-doigt (« Je ne l'ai pas fait exprès, M'sieur, je suis tombé, canines les premières, sur Chiellini et celles-ci se sont enfoncées dans son épaule à l'insu de mon plein gré »), Luis Suarez eût mieux fait de citer à la barre un linguiste.
Celui-là lui aurait sans nul doute trouvé des circonstances atténuantes. Cette presse qui crie haro sur le baudet n'est-elle pas, en effet, la première à réclamer des joueurs qu'ils aient les crocs quand ils entrent sur le terrain ? À déplorer, après la défaite, que certains d'entre eux n'aient pas eu suffisamment la rage ? À fustiger ceux qui, la main sur l'élastique du short plutôt que sur le cœur, n'appellent pas à pleins poumons à verser ce sang impur pour qu'il abreuve nos sillons ? Et si celui dont on fait un cannibale n'était qu'une personne influençable ? Incapable de faire la part des mots et des choses ?
Pour des êtres frustes et fragiles, nos langues et leurs sens figurés ne sont-ils pas de perpétuelles incitations au meurtre ? L'intouchable Aimé Jacquet n'avait-il pas coutume de présenter ces matchs couperets comme des rencontres dans lesquelles il fallait savoir... croquer à belles dents ? Le seul crime de notre homme aura été d'appliquer les consignes à la lettre : allez lui expliquer, maintenant, que ce sens propre est impropre !
Au-delà du football, force est d'ailleurs de reconnaître que les métaphores font rarement dans la dentelle. Que dira-t-on, sans penser à mal, de quelqu'un qui, comme Suarez, s'enferre dans des excuses vaseuses ? Qu'il n'en... démord pas ! Qui défend son point de vue contre vents et marées, et au mépris de l'évidence ? Qu'il le soutient... mordicus ! S'en trouve-t-il encore pour songer que démordre a d'abord voulu dire, au XIVe siècle, « lâcher ce que l'on mord, desserrer les dents après avoir mordu » ? Que mordicus, avant de signifier « obstinément », descendait lui aussi du verbe latin mordere, « mordre » ?
Et à quoi croyez-vous que soit en proie, aujourd'hui, notre paria ? Mais au remords, pardi ! Langue cruelle, on vous dit...