En marge du Festival de Cannes :
navets, nanars et autres nullités...
Alors même que, pour le plus grand plaisir de notre envoyé spécial Philippe Lagouche, l'esprit des chefs-d'œuvre souffle en courants d'air sur la Croisette, ayons une pensée pour ces sous-produits qui, plus souvent qu'à leur tour hélas, sévissent dans nos salles obscures. Et d'abord, pourquoi diable les assimile-t-on à de malheureuses crucifères ?
C'est que le navet n'a jamais eu bonne réputation dans notre langue. Le « champ de navets », Brassens et son vieux Léon pourraient en témoigner sur un air d'accordéon, c'est... le cimetière. Quant au plus sûr moyen de s'y retrouver avant l'âge, c'est encore d'avoir, on le sait, « du sang de navet dans les veines » : la chair blanche de l'intéressé ne connote-t-elle pas l'anémie, la chlorose, le manque d'énergie ? Rien d'étonnant, au fond, à ce que l'opprobre ait fini, vers le milieu du siècle dernier, par éclabousser la pellicule de second choix, celle qui fait s'arracher les cheveux aux critiques !
Non que le cinéma ait eu la primeur de cette peu glorieuse appellation : si l'on en croit le regretté Claude Duneton dans sa Puce à l'oreille, la sculpture avait, bien avant lui, essuyé les plâtres ! Et plus particulièrement l'Apollon du Belvédère, qui, dans la Ville éternelle, passa longtemps pour le nec plus ultra de la statuaire antique avant de subir les quolibets d'une jeunesse révolutionnaire passablement iconoclaste : ces malappris qui ne respectaient rien n'allèrent-ils pas jusqu'à voir un « navet épluché » dans ce marbre aux membres désespérément lisses et allongés, impuissants à rendre le détail de la musculature ?
Dès lors, le ver était, sinon dans le fruit, du moins dans le légume : on prit peu à peu l'habitude de désigner par là une œuvre de peu d'intérêt artistique, surtout picturale. Et ce avec d'autant moins de circonspection que l'infortuné navet passait depuis toujours, à tort ou à raison, pour fournir une chère maigre et peu savoureuse. Au Moyen Âge déjà, le mot s'appliquait figurément à une chose sans valeur. Au XIXe siècle, il deviendrait même le digne pendant des nèfles dans l'expression populaire du refus !
Quand Pivot — que son prénom rend a priori compétent en la matière — le ferait dériver du précédent, bien différent apparaît le « nanar », lequel, en principe, s'en distingue fondamentalement en ceci que ses défauts et imperfections le rendraient, lui, presque divertissant : si le navet ennuie, le nanar amuse ! Malgré — ou plutôt à cause de — son côté franchement désuet : le Petit Robert, qui rappelle que le drôle s'est jadis écrit avec un « d », ne le fait-il pas descendre pour sa part de l'argotique panard, qui renvoyait à un « vieil homme » ? Après tout, la croûte — qui règne sans partage sur la peinture depuis que le navet lui a abandonné la place — ne donne-t-elle pas, elle aussi, la main au croûton ?
Ces considérations potagères ne risquent évidemment pas d'émouvoir les Steven Spielberg, les Leonardo DiCaprio, les Audrey Tautou qui se rengorgent présentement sur les marches, à des années-lumière de la chair réputée fade du navet, comme d'ailleurs des tomates qu'un auditoire déçu pourrait, s'ils venaient à déroger, être tenté de leur offrir ! La langue, malicieuse, ne les en rattrape pas moins : de ces stars dont Cannes est le jardin, ne fait-elle pas volontiers, histoire de piétiner leurs plates-bandes et de les rappeler à la modestie, de « grosses légumes » du septième art ?