Dès qu'il est question d'alcool,
nos dicos tournent... moins rond !
Si, avec l'arrivée massive des éthylotests, la tolérance zéro fait mine de s'installer sur nos routes, la prohibition est en net recul dans nos dictionnaires : toute honte... bue, on y accepte aujourd'hui ce que l'on refusait hier !
Un premier exemple ? Il ne faisait pas bon, naguère, mélanger torchons et serviettes, entendez « boissons alcooliques » et « boissons alcoolisées ». Les premières, nous expliquaient doctement les ouvrages de référence, contenaient naturellement de l'alcool, alors qu'aux autres — grog ou tisane, pour ne citer qu'eux — on se contentait d'en ajouter. « Il ne faut pas écrire, tempêtait Jean Girodet, "Le porto est un vin très alcoolisé", mais "Le porto est un vin fort en alcool". » Aujourd'hui, Larousse ne distingue plus, dans sa définition de l'adjectif alcoolisé, entre ce qui « contient de l'alcool » et ce qui est « additionné d'alcool ». Quant à son compagnon de ribote Robert, il fait sans vergogne des bières, des vins et des alcools des « boissons alcoolisées ». Le français, décidément, c'est de moins en moins la mer à boire !
Mais s'il fallait une preuve supplémentaire que nos dictionnaires suivent le mouvement plutôt qu'ils ne l'impriment, la voici : ce même adjectif alcoolisé, dont on réservait hier encore l'usage aux liquides, est aujourd'hui utilisé jusqu'à plus soif à propos des humains, et ce avec la bénédiction de nos frères ennemis de la lexicographie. En effet, Larousse comme Robert traitent désormais d'alcoolisé le conducteur « qui est sous l'emprise de l'alcool ».
Passons sur la forme, qui illustre le peu de cas que les dictionnaires font de leurs propres définitions : ce n'est pas « sous l'emprise » qu'en l'occurrence il aurait fallu écrire, mais « sous l'empire » de l'alcool. « Emprise, notait Adolphe Thomas dans son Dictionnaire des difficultés de la langue française, publié chez un certain... Larousse, a été admis par l'Académie au sens de "domination exercée par une personne sur une ou plusieurs autres et qui a pour résultat qu'elle s'empare de son esprit ou de sa volonté". » Petit Larousse et Petit Robert parlent d'ailleurs encore, dans leurs éditions respectives, de « domination morale, intellectuelle ». Si, ce n'est un secret pour personne, les cordonniers n'étaient pas voués à être les plus mal chaussés, nos duettistes auraient abandonné l'emprise au gourou et usé bien plutôt d'empire, de leur propre aveu « influence exercée sur une personne par quelqu'un... ou quelque chose » !
Mais revenons au fond. Pour répondre, d'abord, aux esprits pointilleux qui nous feront remarquer que cette alcoolisation humaine ne date pas d'hier, Littré s'en faisant déjà l'écho en son temps. Le Trésor de la langue française informatisé en fournit d'ailleurs, lui aussi, un exemple, sous la plume d'un des frères Goncourt. Mais c'est pour concéder dans la foulée que cette acception est « rare ». Pour répondre, encore, à ces avocats du diable qui verront là l'occasion de différencier l'alcoolisme, chronique, de l'alcoolisation, occasionnelle : c'est que la justification a posteriori aura toujours ses adeptes ! Ceux-là ne nous ôteront pourtant pas de l'idée que cette extension d'emploi est familière (au même titre que le pronominal s'alcooliser, présenté ainsi — mais pour combien de temps encore ? — par Robert) et, surtout, aussi laide qu'illogique : un homme ne « contient » pas d'alcool, et on ne saurait davantage lui « en ajouter ». Inutile, de surcroît : nous disposions jusqu'ici, pour exprimer la chose, d'un adjectif fort commode qui était ivre. On disait tout aussi justement qu'un conducteur avait été arrêté « en état d'ivresse », voire, pour le pandore qui se la... pétait grave, « en état d'ébriété ». Pour le reste, et au risque de faire dans la provocation, nous n'hésiterons pas à affirmer ici que parler d'un conducteur... « bourré », pour relâché que ce fût évidemment, était peut-être plus respectueux de la langue — et en tout cas de l'humain ! — que d'évoquer un conducteur « alcoolisé ».