Duels contre « battles » :
entre les chaînes, le combat fait rage !

< dimanche 15 avril 2012 >
Chronique

L'auteur de ces lignes s'est d'abord demandé s'il n'avait pas rêvé. Alors que, vaincu par la somnolence postprandiale, il s'assoupissait devant les prouesses culinaires des candidats de Top Chef, il lui a semblé entendre, au détour d'une page de publicité, qu'une nouvelle émission de M6 ferait prochainement s'affronter des danseurs dans des « duels » !

D'ailleurs, c'est bien simple : si votre serviteur ne s'était pas vu confirmer la chose sur le site officiel de l'émission susdite, il en serait probablement encore à se pincer jusqu'au sang, de peur d'y croire. Mais les lignes qui suivent sont formelles : « Dès la première émission, seuls les 42 meilleurs danseurs auront la chance et le privilège de s'affronter au cours de "duel" sur une chorégraphie qu'ils ont créé pour donner le meilleur d'eux-mêmes »

Cette fois, en tout cas, le doute n'est plus permis. Pas de point pour terminer la phrase, un singulier là où l'on attendrait un pluriel, un participe passé que l'on néglige d'accorder avec un complément d'objet direct placé avant lui : vous êtes bien sur la Toile !

Au demeurant, passons sur ces détails mesquins pour nous concentrer sur l'essentiel : c'est à des choses comme celles-là que l'on mesure ce qui séparera toujours une petite chaîne — quand bien même, à en juger par son slogan, elle « monterait » — d'une grande. Ce n'est pas sur TF1, Audimat merci, que l'on assisterait à pareille ringardise... Nommer « duel » un combat singulier, une compétition entre deux personnes, il y a de quoi rester sans... Voice ! Qui peut décemment ignorer que, désormais, cela s'appelle un — ou une, personne ne sait au juste puisque le mot nous vient de cette langue asexuée qu'est l'anglais — « battle » ? À quoi sert donc que Nikos se décarcasse, chaque samedi soir, pour éduquer les masses ?

Ce n'est pourtant pas compliqué : à l'origine, on donnait le nom de « battle » à la confrontation qui mettait aux prises deux chanteurs de rap, lesquels improvisaient sur un sujet donné. Depuis lors, tout est bon pour voir des « battles » partout. On n'a pas encore osé donner ce nom au débat du second tour de l'élection présidentielle, mais, rassurez-vous, du train où vont les choses cela ne saurait tarder ! C'est peut-être aussi que, chez nos politiques bardés de fiches, rien n'est jamais improvisé ; quant au sujet (chômage, pouvoir d'achat, retraites), ils sont là moins pour le traiter que pour l'éluder...

Vous nous direz : « Et le français dans tout ça ? » Mais vous débarquez de la planète Mars ou quoi ? Il y a belle lurette que le défi est devenu challenge, l'entraîneur coach, l'autocollant sticker ; que nos nouvelles se sont métamorphosées en news (sans, hélas, devenir meilleures pour autant) ; que l'on performe au lieu de se produire. Vous ne voudriez pas que l'on vécût éternellement dans le village gaulois d'Astérix, au risque de tourner le dos à la civilisation ?

Au reste, ne nous y trompons pas : si M6 se montre, en l'occurrence, plus respectueuse de notre langue que sa rivale TF1, c'est moins, sans doute, pour la promouvoir que par souci de se démarquer. Le coup de grâce, dans les lignes que l'on a reproduites plus haut, ce sont en effet ces guillemets dont se trouve curieusement entouré « duel ». Comme si le mot risquait de n'être plus guère compris. Comme si l'on s'excusait presque de l'employer. Pis : comme si l'on en avait honte.

Là, on se rend soudain compte que le français n'a pas, dans l'affaire, seulement perdu une... bataille. Il a peut-être bien, déjà, perdu la guerre.