Un jubilé pour soixante ans de règne,
est-ce bien raisonnable ?

< dimanche 4 mars 2012 >
Chronique

Quelque chose nous dit que l'on ne va pas tarder à nous en rebattre les oreilles, du « jubilé de diamant » d'Élisabeth II ! Celle-ci a en effet accédé au trône le 6 février 1952, à la mort de son père George VI, que vient de mettre à l'honneur Le Discours d'un roi.

Libre à chacun d'apprécier la portée réelle d'un événement qui retiendra l'attention des sujets de Sa Gracieuse Majesté beaucoup plus que celle des coupeurs de têtes couronnées qu'à tort ou à raison nous nous flattons d'être. On ne verra donc dans le titre qui précède nul persiflage, rien qu'une légitime interrogation sur l'opportunité d'user, en cette circonstance et en français, du terme jubilé.

L'étymologie, déjà, nous incite à la prudence. Certes, ce n'est pas le verbe latin jubilare, « pousser des cris », qui nous en fera jeter de bien hauts : voilà un sens qui peut aisément s'accommoder de la liesse que suppose un anniversaire, quel qu'il soit. Mais il semble que son influence sur notre jubilé ne se soit exercée qu'a posteriori. Serait plutôt à l'origine du jubilaeus latin un mot hébreu, yôbel, désignant une trompette en corne de bélier. On usait en effet de cette dernière, dans l'antiquité juive, pour annoncer une grande solennité publique de la Loi mosaïque, lors de laquelle étaient remises dettes et peines. Et le hic, c'est que cette fête avait lieu... tous les cinquante ans!

Bien sûr, le mot a connu au fil des siècles de nombreuses extensions de sens. Mais force est de constater que la connotation du cinquantenaire a la vie dure. La religion catholique a, c'est vrai, pris quelques libertés sur ce plan, puisqu'elle en a fait, au XVe siècle, une indulgence plénière que les fidèles se voyaient octroyer par le pape « à intervalles réguliers ou à l'occasion d'événements religieux importants ». L'avènement dudit pape en était un, évidemment, et cela contribua à enlever au mot un peu de son sens originel ! Dans son édition de 1694, le Dictionnaire de l'Académie française précise en outre : « Le grand Jubilé n'estoit autrefois que de cinquante ans en cinquante ans; il est maintenant de vingt-cinq en vingt-cinq ans. » C'est qu'avec le temps, va, tout s'en va, aurait gémi Léo, y compris la tradition ! Cela dit, l'Église s'en est tenue à cette dernière en faisant aussi du jubilé, à partir de 1462, le cinquantième anniversaire de la profession d'un religieux. Ce qui, eu égard à l'espérance de vie de l'époque, ne devait pas être donné au premier venu !

En se laïcisant — tôt d'ailleurs —, la référence au demi-siècle s'est, en France, moins atténuée que renforcée : le mot a été couramment utilisé pour le cinquantenaire de l'entrée dans un métier, comme pour le cinquantième anniversaire d'une personne. Seul un monde sportif que caractérise la brièveté des carrières affecte aujourd'hui de jouer dans son coin, n'hésitant pas, de l'aveu même du Petit Larousse, à appeler jubilé toute « manifestation organisée en l'honneur d'un champion qui se retire de la compétition ».

De leur côté, nos voisins belges, luxembourgeois et suisses seraient moins tatillons que nous : à en croire Robert, cette fois, peu importe chez eux qu'il s'agisse du cinquantenaire ou d'un autre anniversaire, dès lors qu'il est question de fêter un événement important ! Que dire des gens d'Albion, qui, en anglicans jaloux de leur indépendance, parent sans vergogne leurs jubilees de silver, de gold et, on l'a vu, de diamond ?...

Il sera toujours loisible au journaliste français qui se pique d'orthodoxie de traduire — pourquoi faire compliqué quand on peut faire sobre ? — par « soixantième anniversaire ». Aussi bien, on peut s'en remettre à la famille royale, et plus encore à la mésentente cordiale entre « rosbifs » et « mangeurs de grenouilles », pour que le compte rendu de l'événement soit en soi... jubilatoire !