Demain la Saint-Valentin :
la passion, ça se fête donc ?
Loin de nous l'intention de jouer les blasés, les iconoclastes encore moins. Mais peut-être n'est-il pas inutile de rappeler, à quelques heures d'un jour qui rime avec amour, que la passion que nous portons sans vergogne, aujourd'hui, au pinacle a été vouée aux gémonies durant des siècles...
Pour s'en persuader, il suffira sans doute de méditer cette suite de verbes que le Grand Robert, dans une seule et même énumération, marie au mot qui nous occupe : « calmer, modérer, refréner, contenir, comprimer, maîtriser, réprimer, dominer, dompter, vaincre... ses passions. » On ne saurait être plus aimable, ni se montrer plus méfiant ! Il faut reconnaître que rien, dans l'étymologie de ce dernier, ne pousse à l'indulgence. Il vient du latin pati, « souffrir », et les chrétiens ne l'ignorent pas puisque c'est le nom qu'ils donneront, dès le Xe siècle, au supplice subi par le Christ pour le rachat de l'humanité. Mais le profane ne sera pas longtemps en reste. Quand les poètes, Ronsard en tête, s'empareront de ladite passion, ce sera pour en faire une « souffrance torturante provoquée par l'amour ». Quand les philosophes la disséqueront, ils y verront surtout, marqués qu'ils sont par la vision du sage antique qui mettait un point d'honneur à n'en éprouver aucune, une cousine germaine de la... passivité ! Car la passion, c'est d'abord ce que l'on subit sans pouvoir réagir, ce qui est « assez puissant pour dominer la vie de l'esprit ». Tare rédhibitoire, péché mortel même, aux yeux de nos classiques d'abord épris de raison, lesquels lui voueront une haine inextinguible au nom de cet équilibre, de ce juste milieu qu'ils croient devoir défendre dans l'homme. On ne s'étonnera pas, certes, qu'un auteur tragique comme Racine reconnaisse, dans sa préface de Phèdre, que « les passions n'y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause » ; pas davantage qu'un moraliste tel que La Rochefoucauld souligne qu'il « est dangereux de les suivre, et qu'on doit s'en défier ». Mais le présumé rieur Molière ? S'attendait-on qu'il plaçât dans le cœur de son misanthrope un amour aussi insensé pour la volage Célimène ? C'est pourtant ce qu'il fait, en homme de son temps (et en cocu lui-même), pour montrer ce qu'il en coûte de s'écarter des sains et sacro-saints principes de la raison...
Autres temps, autres mœurs : on ne rirait plus aujourd'hui de l'infortune d'Alceste, on le plaindrait bien plutôt. Pourquoi adore-t-on de nos jours ce que l'on a brûlé par le passé ? Pourquoi, de faiblesse qu'elle était, la passion est-elle devenue une force sans laquelle, au dire du philosophe Hegel, rien de grand ne se serait fait dans le monde ? Sans doute parce que les romantiques, avec leur culte de la démesure, sont passés par là. Mais comment contester que le Siècle des lumières leur ait, sur ce plan, ouvert la voie ? C'est Diderot, et non Chateaubriand, qui écrit : « On déclame sans fin contre les passions ; on leur impute toutes les peines de l'homme, et l'on oublie qu'elles sont aussi la source de tous ses plaisirs. (...) Il n'y a que les passions, et les grandes passions, qui puissent élever l'âme aux grandes choses. »
Voilà qui devrait inciter chacun à célébrer demain, et sans la moindre arrière-pensée, la Saint-Valentin. Même si la langue nous rappelle, dans son infinie sagesse, qu'il en va de l'amour comme du reste, à savoir qu'il est à consommer... avec modération !