Secondaire, l'apprentissage de l'orthographe ?
Qui veut noyer son chien...
Il fallait s'y attendre. Le retour en grâce de la dictée dans l'opinion, quand il n'aurait trouvé — c'est là un euphémisme — qu'un faible écho dans les conclusions du rapport Thélot, inquiète ceux qu'il est convenu d'appeler les « modernes ». Déjà Le Monde de l'éducation est monté au créneau, stigmatisant sur sa une les agissements d'une supposée « réac' academy », décrétant d'un ton péremptoire, et préalablement à tout débat, que « l'école du passé n'a pas d'avenir ».
S'il partage visiblement ce point de vue, Gabriel Cohn-Bendit prend, lui, la peine de l'étayer. Dans une tribune intitulée L'orthographe, c'est secondaire !, celui que nous nous garderons de présenter comme « le frère de l'autre » mais bien plutôt comme le fondateur du premier lycée expérimental français — comme l'auteur, aussi, d'une récente Lettre ouverte à tous ceux qui n'aiment pas l'école — va jusqu'à s'appuyer sur quelques vérités difficilement contestables.
Comment nier, par exemple, que le contenu soit « plus important que la forme » ? Qu'il faille écrire ce que l'on a à dire « même si on fait des fautes » ? Dût-il nous en coûter, car l'argument ne nous paraît pas exempt d'arrière-pensées politiques, force nous est également d'admettre que « la codification de la transcription écrite de notre langue a été faite pour la rendre difficile au plus grand nombre ». L'Académie française n'a-t-elle pas avoué, avec une déconcertante franchise, le 8 mai 1673 : « Généralement parlant, la Compagnie préfère l'ancienne orthographe, qui distingue les gens de lettres d'avec les Ignorans (sic) et les simples femmes. » ?
Des concessions qui précèdent, et qui prouvent assez qu'en dépit des apparences nous ne sommes pas de ces « obsessionnels de l'orthographe » que notre contradicteur poursuit de ses foudres, peut-on toutefois déduire qu'« être bon en orthographe n'est une preuve de rien » ?
D'intelligence et de culture, sans doute pas. Mais de rigueur et d'humilité, certainement si, et nous ne pensons pas que ces deux vertus soient à ce point florissantes dans notre XXIe siècle naissant que l'on puisse faire l'économie de leur apprentissage ! Le détour par le dictionnaire, dont curieusement Gabriel Cohn-Bendit ne dit rien, peut-être parce que consciemment ou non il l'assimile à cette « autorité » que de toute évidence il exècre, nous semble, pour notre part, le geste formateur par excellence. Douter que l'on sache, accepter même que l'on ne sache pas, ne sont-ce pas là les indispensables préliminaires à toute connaissance vraie, dans quelque domaine que ce soit ?
Au reste, qui ne le sentirait ? L'essentiel ne réside pas dans ce que l'on apprend, mais dans ce qu'on met en œuvre pour l'apprendre. Qu'est-ce que cet utilitarisme qui prétend que l'orthographe a perdu de son intérêt depuis que l'informatique fournit à l'usager des correcteurs ? Outre que ceux-ci sont, pour la plupart, d'une insigne médiocrité (ils auront surtout prouvé que des règles ne sauraient s'appliquer de façon mécanique et qu'il y faut souvent un petit quelque chose de plus — appelez-le finesse ou subtilité, peu importe), viendrait-il à l'idée de remettre en cause l'enseignement des mathématiques sous prétexte que les identités remarquables ne servent de rien à l'immense majorité d'entre nous dans la vie de tous les jours ?
Qui ne verrait, encore une fois, que l'apprentissage de l'orthographe participe à la formation de l'esprit par ce qu'il suppose de méthode, de précision ? De respect de l'autre, aussi, car pour échanger, mieux vaudra toujours se référer à un code commun. S'il est permis d'en regretter « la difficulté », n'en exagérons pas « les incohérences » : pour être réelles, elles sont souvent l'arbre qui cache la forêt. Les règles qui régissent l'accord du participe passé, épouvantail entre tous, sont complexes mais toujours logiques. Elles ne constituent un Himalaya que pour qui a décidé de rester en terrain plat.
Car c'est bien là que le bât blesse : on a tôt fait, aujourd'hui, de tenir pour secondaire ce que l'on ne sait plus — ou ne veut plus — enseigner. Et ce au nom du grand principe moderne que Danièle Sallenave résumait joliment en ces termes : « Ce n'est pas à moi d'aller aux choses, c'est aux choses de venir à moi. » Le clown Grock, à son inimitable façon, l'avait d'ailleurs illustré dans un de ses sketchs : dès lors que le tabouret lui semblait un peu loin, il préférait rapprocher le piano...