Après le mardi noir de New York...

Contre le choc des photos,
le poids des mots

< mardi 25 septembre 2001 >
Chronique

Pour le chroniqueur du langage soucieux de fiancer la grammaire à l'actualité, la quinzaine qui vient de s'écouler figure le cauchemar absolu. Difficile, comme si de rien n'était, de parler d'autre chose — et d'abord, y a-t-il eu autre chose ? Impossible, en même temps, d'en parler sur le ton badin habituel. De jouer sur les mots, d'inviter à jouer avec eux comme si, à l'école du crime, il y avait place pour une récréation. Ken Kesey peut toujours prétendre, dans Vol au-dessus d'un nid de coucou, que « l'on n'est réellement fort que lorsqu'on trouve un côté amusant à tout », il est des abjections au-delà desquelles le ticket de l'humour n'est plus valable. Pourquoi ne pas l'avouer ? Nous avons, un temps, songé au silence. Devant de telles images, où la beauté — terrible constat — ajoute quelquefois à l'horreur (l'art n'a décidément que faire de la morale), comment ne pas se sentir à son tour enseveli sous les gravats de sa propre futilité ? Pour un peu, on en viendrait à regretter ses anathèmes passés. Est-il si important qu'un avion s'écrase plutôt qu'il ne « se crashe », dès lors que par-delà celles, si symboliques, des tours, ce sont les fondations de notre civilisation que l'on cherche à ébranler ? N'est-il pas dérisoire de s'interroger sur le pluriel de taliban quand, au mot mort, on se découvre six mille raisons de mettre un s ? Quand l'homme tombe aussi bas, est-il encore décent de ratiociner sur ses façons de s'exprimer ? Le langage, ses pompes et ses œuvres ne sont-ils pas définitivement, tragiquement hors de propos ? Rien n'est moins sûr. Il n'est que de voir comment, le moment de stupeur passé, l'homme court se réfugier chez les mots. Avec quelle impatience les victimes guettent les paroles d'un président qui, jusque-là, ne passait pas pour un virtuose de l'exercice. Qu'ils soient de vengeance ou de compassion, qu'ils prêchent la retenue ou cultivent la démesure, les mots apparaissent comme les premiers consolateurs d'une humanité éperdue. C'est, paradoxalement, plus convaincu que jamais de leur importance que nous continuerons, si troublées que s'annoncent les semaines à venir, à vous conter ici leurs fortunes diverses. Quand bien même ils nous sembleraient avoir enregistré le 11 septembre dernier, non loin de Wall Street, le plus terrible krach de leur longue histoire...