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VI

La conquête de l’air

Si vous affectionnez plus particulièrement les voyages mouvementés, si les vacances les plus décevantes sont pour vous celles où il ne se passe rien, n’hésitez plus : imitez les Duroc et payez-vous le luxe d’une suspension sur coussins d’air. À l’époque où l’on ne conçoit plus guère de télévision sans couleur ni d’orgue électronique sans « Leslie » incorporé, nos héros — en parfaits Français moyens — trouvèrent tout naturel de s’offrir le dernier cri de l’imagination scientifique... D’autant que le représentant le leur avait vivement conseillé :

Vous verrez ! (Les Duroc l’entendent encore.) Quand votre caravane sera bien droite, avec une suspension gonflable comme celle-là, vous ne sentirez plus les creux de la route : vous aurez l’impression de rouler en solo !... 

Ce n’est pas impossible mais les Duroc n’eurent jamais l’occasion d’éprouver la véracité de ces dires : depuis dix ans qu’ils sillonnent les routes de France et des environs, ils ne sont jamais parvenus à équilibrer leur caravane.

Monsieur Duroc fait pourtant montre d’une patience digne de louange : il espère toujours qu’un miracle se produira et qu’à la lumière d’une manœuvre chanceuse, il comprendra enfin le « truc ». Chaque année, il s’embarque avec un mètre souple et des théories inattaquables : se fonder sur la hauteur des roues (soixante-cinq centimètres), « surgonfler » d’abord et lâcher du lest en cours de route, gonfler simultanément les deux côtés, bouder les stations-service en déclivité et, surtout, ne jamais se décourager.

Rien n’y fait. La famille Duroc a toujours droit à une caravane inclinée, avec en prime le regard ahuri du pompiste à qui l’on vient d’annoncer qu’il s’agit là d’un procédé révolutionnaire.

À la longue, et après avoir honoré la presque totalité des gonfleurs de l’autoroute du Sud, nos héros s’y sont faits, à leur remorque qui penche... Sans verser dans le nihilisme agressif de leur fils qui déclare « se soucier des états d’âme de Titine comme d’une guigne » (ce qui, faute de rétablir l’équilibre, lui vaut une taloche des mieux assenées), les parents eux-mêmes se sont constitué une philosophie à base de résignation et de mauvaise foi : après tout, si elle penche, c’est peut-être que la chaussée est mauvaise (surtout avec « leur manie de refaire les routes en été ») ; ou que le vent souffle latéralement. Et puis, la tour de Pise aussi, elle penche ; elle n’est pas encore tombée pour autant...

Bon an, mal an, nos Duroc s’y sont faits. Il n’y a plus qu’une chose pour les agacer : qu’une voiture les dépasse et qu’une dame d’allure très respectable croie devoir crier, de sa portière, histoire de rendre service :

— Monsieur, vous ne vous êtes donc pas aperçu que votre caravane penchait ?...(1)

La première de ces voitures bourrées d’intentions louables se voit parfois gratifiée d’un merci poli ; la seconde ne recueille déjà plus, en général, qu’un sourire de bienveillance amusé ; mais pour ce qui est des suivantes, la pudeur nous interdit d’épiloguer sur le sort qui leur est habituellement réservé !

Et s’il nous est permis, ami lecteur, de vous donner un ultime conseil, ce sera celui-ci : si d’aventure, sur la route de vos vacances (de la mi-juillet à la mi-août), vous suivez une caravane « légèrement inclinée », ne jouez pas les saint-bernard trop vite. Il s’agit peut-être des Duroc et vous n’êtes pas forcément le premier à le leur faire savoir !

 

(1) À l’allure qui est celle de M. Duroc, de telles conversations sont tout à fait plausibles et pourraient même se poursuivre un bon moment...

 
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