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V

Chemin faisant

« Le soleil n’est jamais si beau
qu’un jour où l’on se met en route. »
Jean Giono (Les Grands Chemins)

N’en déplaise à une poignée d’aigris qui, pour se soustraire aux embouteillages, souffriraient volontiers qu’on les déposât, d’un coup de baguette magique, sur les lieux de villégiature, c’est bel et bien la route qui confère aux vacances leur dimension épique. Ce fou chantant de Charles Trenet l’avait parfaitement senti, lui qui s’évertuait à vanter les mérites de la nationale 7, porteuse d’espoirs et génératrice de tant de mythes... D’ailleurs, le langage lui-même, pour peu que l’on s’attache à rendre aux mots leur sens plein, laisse entrevoir le rapport quasi amoureux qui unit la route à ses usagers : si on se contente parfois de « l’emprunter », on n’hésite que rarement à la « prendre », et la première chose que l’on exige de son véhicule, c’est qu’il la « tienne », et bien ! Quant à cette fierté d’affirmer, à l’étape, entre deux bâillements calculés, que l’on a « fait » de la route, lequel de nous oserait prétendre qu’elle n’a jamais été sienne ?

De l’importance du facteur route, les caravaniers sont tout à fait conscients ; et, au premier chef, celui à qui revient le redoutable honneur de piloter le convoi. Saluons au passage sa force tranquille, sa conduite éprouvée, la sûreté de son coup d’œil. Mais nous donnerions dans l’injustice si nous ne rendions ici hommage à ceux qui l’assistent et à la tâche, obscure mais vitale, qui leur incombe. Il leur appartient en effet :

- de jeter, de temps à autre, un regard en arrière pour s’assurer que les pare-soleil demeurent correctement fixés ;

- d’évaluer la hauteur des branches, la largeur des ruelles, la vitesse du véhicule qui vient à leur rencontre lorsque Monsieur entreprend de doubler(1). Nul risque que l’on tienne compte de ces estimations en haut lieu, mais enfin...

- de donner leur avis sur l’état d’une départementale dont ils ignoraient jusqu’à l’existence une demi-heure plus tôt ;

- de descendre de voiture, chaque fois que le conducteur s’est fourvoyé, pour l’aider à « déjouquer »(2) ou pour le guider dans ses demi-tours. Opération délicate s’il en est, le caravanier moyen éprouvant en général les pires difficultés à « contrebraquer » et à prévoir de quel côté sa remorque ondulera finalement de la croupe. Se munir de patience(3) ;

- d’aider la tractrice dans les côtes à fort pourcentage ;

- de scruter les voyants lumineux du tableau de bord pour informer le conducteur d’une éventuelle défaillance de la mécanique ;

- de compulser des dizaines de cartes routières — toutes plus confuses les unes que les autres — pour rassurer ledit conducteur en lui certifiant qu’il ne s’est pas écarté de la bonne route (ne jamais lui avouer qu’il vient d’effectuer un détour de vingt-cinq kilomètres, à moins de le consoler aussitôt en lui faisant valoir l’intérêt du site) ;

- de signaler les envies de toute nature un quart d’heure au moins avant le besoin urgent, faute de quoi les fuites seraient de rigueur : le chauffeur ne peut en effet s’arrêter ni dans une agglomération, ni dans un virage, encore moins au beau milieu d’une montée. Sauf quand c’est lui que ça concerne ;

- de se garder d’envenimer une atmosphère déjà passablement explosive par des questions déplacées, du genre : « Pourquoi ne roules-tu pas plus vite ? » ; « La vue est imprenable... Si on s’arrêtait ? » ; « Ça fait longtemps que tu n’as plus crevé ? » ;

- de composer un programme radiophonique suffisamment éclectique pour distraire le conducteur sans le lasser. Éviter la musique douce sur l’autoroute, proscrire la pop dans les traversées de villes ;

- de découvrir l’endroit rêvé pour le déjeuner.

Contrairement à ce que pensent la plupart, cette ultime corvée n’est pas la moindre. Nous savons qu’une opinion aussi fausse que répandue veut qu’avec une caravane on s’arrête où on le désire ; c’est compter cependant sans les interdits de toutes sortes, les accotements non stabilisés et le caractère difficile des Duroc.

Vers 12 h 30, ces derniers, sous les actions conjuguées de la faim, de la fatigue et du torticolis (qu’ils ont contracté en se retournant sans cesse), décident une halte pour se restaurer. C’est l’occasion pour Monsieur de faire vibrer la corde de la nostalgie et de rappeler à sa femme le temps — heureusement lointain ! — où il leur fallait se mettre en quête d’une auberge. Interroger du regard les diverses devantures en espérant y trouver un avant-goût de la cuisine qui se concoctait à l’intérieur, éplucher les menus, trouver un moyen terme entre l’austère assiette de crudités du routier et le gastronomique homard à l’américaine, voilà qui leur coûtait beaucoup de temps... et pas mal d’argent. Mais tout cela, c’est du passé ! Avec la caravane, plus de soucis... Pour l’heure, les vacanciers souhaitent dénicher un vaste pré à l’ombre avec — si possible — vue dégagée sur l’Océan tout proche...

À 13 h 15, un vent de pessimisme souffle sur l’équipage : on se contenterait, somme toute, d’un petit chemin caillouteux en bordure de la route...

13 h 30. On aborde une grande ville. On commence à reparler du restaurant.

À 14 h 15, M. Duroc — qui n’a pas hésité à s’écarter notablement de sa route pour tenter sa chance sur des chemins de traverse — crie au miracle en avisant un parking dont l’accès est autorisé aux caravanes. On oriente la grande baie vers l’établissement des pompes funèbres.

Dieu merci, les après-midi sont en général moins mouvementés. Repus, leurs crampes d’estomac apaisées, les Duroc traversent d’ordinaire une période d’euphorie qui ne souffre que peu d’exceptions. C’est à peine s’il faut mentionner la gifle dont hérite le fils pour avoir aiguillé le père sur le Mont-Dore, alors que celui-ci avait expressément réclamé une route plate. Pas plus, du reste, que l’escarmouche qui met souvent Monsieur et Madame aux prises sur le coup de 17 heures. Le scénario présente peu de variantes : M. Duroc, constatant l’impuissance quasi chronique de sa voiture à passer la quatrième (même en descente) prend le parti d’arrêter son char sur le bord de la route (il trouve toujours une aire de stationnement dans des occasions telles que celle-là) et d’entamer une évaluation, aussi pénible qu’aléatoire, de son poids total en charge : six cent quatre-vingts kilos à vide + trois jerrycans (douze kilos) + l’auvent (cinquante kilos) + le fauteuil relax (quinze kilos) + le poids incontrôlable de jouets emportés par le fiston + etc.

Devant l’extravagance du résultat (pas loin d’une tonne), M. Duroc entre alors dans une violente discussion avec son épouse, ne pouvant comprendre, en dépit d’une bonne volonté évidente, pourquoi elle a jugé bon de s’embarquer avec tout ce qu’elle comptait de garde-robe alors que lui s’est privé de son rasoir. (En fait, il l’a purement et simplement oublié.)

Le coucher ne pose pas plus de problèmes. Ou plutôt, les Duroc les ont définitivement résolus en prenant l’habitude de se reposer sur un dégagement de l’autoroute. On y dort mal (voire pas du tout quand les poids lourds sont de sortie), il est impossible d’y capter autre chose que des parasites et les lieux d’aisances y sont, la plupart du temps, d’une saleté innommable. Mais c’est une excellente raison pour éviter de s’attarder et respecter ainsi sa moyenne.

Une moyenne qui, précisons-le pour la petite histoire, gravite ordinairement autour de quarante-cinq kilomètres à l’heure...

 

(1) Tout arrive !

(2) Cf. glossaire en fin de volume.

(3) Ces évolutions plus ou moins contrôlées sont naturellement interdites sur autoroute : mieux vaut continuer et modifier ses projets.

 
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