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XV

L’enfer, c’est les autres...

Une fois n’est pas coutume, vous venez de passer un agréable après-midi. L’excursion programmée par votre fils n’avait rien que de très raisonnable et le point de chute, sur le plan touristique, en valait indéniablement la peine. Un de ces moments privilégiés où vous oubliez de vous ennuyer et au cours desquels le cercle familial, d’ordinaire soumis à rude épreuve, se resserre et panse ses plaies(1)...

C’est donc dans un climat d’euphorie que vous ramenez tout votre petit monde au camp. Las ! le moteur n’est pas encore coupé que le moral dégringole du septième ciel au cinquième sous-sol : l’emplacement qui jouxte le vôtre, vacant jusqu’ici (et dont vous espériez bien, sans trop y croire, qu’il le resterait étant donné la vue magnifique qu’il vous laissait sur le pré voisin), est à présent occupé par une caravane de six mètres de long. Plus grave encore, l’indésirable a orienté sa grande baie vers l’ouverture de votre auvent, ce qui, vu l’impossibilité dans laquelle vous vous trouvez de modifier l’ordonnance de votre convoi — votre cœur n’y résisterait pas —, vous laisse entrevoir une intimité discutable pour la suite du séjour. Ajoutez à ce pitoyable constat que, si l’on en juge par l’imposante marmaille qui se profile à l’horizon, votre nouvelle voisine a dû suivre, en son temps, un traitement contre la stérilité, et vous aurez compris que les effets bénéfiques de l’après-midi n’ont que peu de chances de se prolonger...

Par cet exemple, nous venons de toucher du doigt ce qui constitue probablement le fléau majeur du camping-caravaning : la présence des autres. Bernard Blier pouvait affirmer, mi-rigolard, mi-sérieux, dans un film de Jean Yanne, que le syndicalisme serait plus facile sans les ouvriers ; les enseignants déplorer, en des termes similaires, l’existence des élèves. C’est néanmoins pendant la période des congés que l’autre, plus que jamais, nous devient une charge de tous les instants. Ainsi vos vacances vous paraîtraient-elles certainement plus supportables s’il n’y avait :

- la caissière du libre-service, qui prend un malin plaisir à changer de rouleau quand c’est votre tour ;

- l’athlète qui, non content de promener ses muscles aux abords de votre campement, ne peut s’empêcher de vous lancer un regard que vous devinez plein de commisération ;

- le bavard qui, sous prétexte qu’il habite une localité voisine de la vôtre, prend la liberté de venir vous parler du pays pendant des heures ;

- le préposé au classement du courrier qui range invariablement vos lettres dans le casier des « C » ;

- la dame qui colonise la cabine téléphonique alors que vous avez un coup de fil urgent à donner ;

- la bande de hippies qui mange, dort (et parfois fait le reste) à des heures indues, en tous les cas incompatibles avec votre rythme propre ;

- l’inquiet qui vous demande, chaque matin, si vous pensez que le temps va « tenir » ;

- l’employé chargé du ramassage des ordures, qui semble guetter le moment où vous sombrez dans votre sieste pour laisser pétarader le moteur de son engin, le temps de tailler une bavette en compagnie de sa collègue des sanitaires ;

- la collègue des sanitaires en question, dont vous vous demandez bien pourquoi elle vous regarde avec un air entendu quand elle claironne à la cantonade que tous les campeurs sont des cochons ;

- le caniche de la tente du dessus qui, bien qu’il soit ostensiblement tenu en laisse par une maîtresse au genre snobinard, la brise parfois pour vous apporter sa contribution à la lutte contre la sécheresse ;

- les passionnés de badminton qui, depuis qu’ils s’offrent en spectacle, ne sont jamais parvenus à franchir le cap des trois échanges ;

- le nouvel arrivant qui, sous vos yeux incrédules plus qu’admiratifs, vient de monter son auvent (et parfaitement !) en un temps record ;

- le boucher du camp qui s’obstine à vous présenter comme du filet une viande dont le caniche déjà cité ne voudrait pas pour un ossuaire ;

- le voisin d’en face qui, offense vivante à votre irréductible paresse, profite de la moindre goutte de pluie pour laver sa voiture ;

- le gamin du précédent qui, moins entreprenant que son père, passe l’essentiel de ses journées à faire grincer les balançoires du portique ;

- le préposé à la glace qui vous livre votre bien en morceaux tellement menus qu’ils fondront en moins d’une heure (alors que votre voisine — à la poitrine provocante, il est vrai — repart, tous les matins, avec un cube aux proportions si parfaites qu’il pourrait être exposé à Beaubourg) ;

- l’Allemand qui, en partant, torse nu, pour la douche, vous délivre un ’ten Tag ! puis, en revenant, un önes Wetter ! auxquels vous ne pouvez répondre que par un sourire gêné ;

- le Belge qui vous rappelle quatre fois par jour que si jamais vous avez un problème, il est là pour le résoudre ;

- l’Anglais, qui ne vous dit rien, mais vous dévisage de l’air de celui qui ne vous a pas encore pardonné d’être sorti de l’OTAN ;

- votre femme, qui ne supporte pas le climat ;

- votre fils, qui supporte mieux le climat que son père, etc.

Mais gardons-nous bien de dramatiser, de peur que l’on ne nous accuse, un peu trop vite, de misanthropie latente. Il y a, au moins, une personne que vous aurez envie d’embrasser sur les deux joues : le gérant du camp lorsqu’il encaissera le montant de votre séjour et qu’il vous souhaitera, avec une mimique de circonstance, un bon retour chez vous.

S’il savait !

 

(1) Les Duroc nous prient de préciser que, pour ce qui est des difficultés que peut rencontrer le cercle familial, ils en connaissent un rayon.

 
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