XIV
La caméra explore le camp
Bricolage et tourisme ne sont cependant que des pis-aller : seul l’achat d’une caméra ou, à la rigueur, d’un appareil photographique sophistiqué vous mettra définitivement à l’abri de l’ennui, sinon des ennuis...
Les Duroc en savent quelque chose, eux qui, sans penser à mal, avaient jugé bon d’offrir au fiston, pour ses quinze ans, une petite caméra. Un instrument tout ce qu’il y avait de rudimentaire : un chargeur, un viseur et un déclencheur. Par malheur, les résultats furent excellents(1) ; on peut même avancer, sans risque aucun de maquiller la réalité, qu’ils dépassèrent les espérances les plus folles ! Transportés d’aise de se voir ainsi revivre plus vrais que nature, les parents Duroc se dirent alors qu’après tout, leur rejeton avait peut-être l’âme d’un Lelouch et ils ne se sentirent nullement le courage de contrarier une vocation, à l’aube de ce qui était probablement une belle carrière. On se fendit alors d’un appareil autrement perfectionné que le premier : viseur reflex avec correcteur de parallaxes, trois vitesses et un ralenti à 54 images/seconde, déclencheur souple pour prises de vues image par image lors des truquages et des titres, objectif macro, zoom électronique qui grossit huit fois, diaphragme manuel et automatique et même un dispositif de fondus enchaînés ! Une pure merveille...
Depuis, les Duroc ne s’ennuient plus guère. En premier lieu, parce que ces multiples perfectionnements sont, par nature, fragiles et qu’il est bien rare que tout fonctionne normalement ; ensuite et surtout parce que le cher enfant, ayant reçu ses galons de cinéaste, s’est mis dans la tête de « tourner » — c’est le terme qu’il emploie — un documentaire sur la région. Plus question, par conséquent, pour M. Duroc de donner le signal du départ avant d’avoir permis à son fils d’enfermer dans la boîte magique :
- la « ville close » de Concarneau
- une scène de pêche à Douarnenez
- un vieux loup de mer en train de chiquer
- la plage de Perros-Guirec
- la maison natale d’Ernest Renan à Tréguier
- un drapeau breton
- le château de Combourg
- celui de Fougères
- une coiffe de Pont-l’Abbé
- une autre de Pont-Aven
- les falaises du cap Fréhel
- une cérémonie de pardon
- la pointe du Raz (le bol)
- un calvaire breton typique
- les alignements de Carnac
- une crêperie bretonne avec sa pittoresque tenancière
- un lever de soleil sur Lorient
- un crachin sur Brest (illustration sonore conseillée : Barbara, de Prévert, chanté par Yves Montand)
- un lot de graffitis du FLB(2)
- Vannes et sa vieille ville
- quelques bateaux échoués
- le village médiéval de Locronan
- les rues étroites de Quimper vues du haut de la cathédrale
- une mouette sur la digue de Belle-Île
- la même mouette prenant son envol(3)
- les grands hôtels de Bénodet
- une régate aux Glénans
- et, bien entendu, une poignée de danses folkloriques (les Fêtes de la Cornouaille semblant, à cet égard, tout à fait indiquées...)(4)
Programme ambitieux, mais point démesuré : cent cinq heures de route, deux mille quatre cents kilomètres en voiture (les calvaires bretons ne courent pas les nationales et le chemin de croix peut parfois être long) et quelque vingt-deux films super-8 pour la durée du séjour... L’ennui est définitivement conjuré !
Sans compter que, si vous désirez imiter les Duroc, vous aurez un rôle à jouer dans le prestigieux long métrage dont votre fils aura écrit le scénario : il vous faudra, en effet, échanger quelques propos avec le vieux loup de mer, vous mêler à la foule bigarrée des cortèges folkloriques, prendre un air grave et recueilli devant les mystérieux menhirs, chargés d’histoire ; on ira peut-être même jusqu’à vous demander de déclamer(5), du sommet des falaises du grandiose cap Fréhel, les immortels alexandrins du père Hugo : « Oh ! combien de marins, combien de capitaines... » En outre, et quoi qu’il advienne, vous serez prié de maintenir ce sourire niais sans lequel il ne saurait y avoir de film réussi. Gardez le sourire. Même et surtout si votre fils, empêtré dans les commandes de son nouvel engin, met un bon quart d’heure à vous fixer pour l’éternité alors que vous avez le soleil dans les yeux. N’oubliez pas de sourire...
Fort heureusement, il n’est pas d’épreuve, sur terre, qui ne porte en soi la promesse d’une rédemption : ainsi, vous aurez tout le loisir de vous consoler en pensant à la joie qui sera la vôtre lorsque vous revivrez, dans la quiétude de vos pénates retrouvés, ces moments exaltants. En partie, tout au moins. Car, sur les vingt-deux films que nous évoquions il y a peu, dix-neuf seulement vous reviendront du laboratoire de traitement. Cinq seront flous (mauvais réglage de l’oculaire ou usage immodéré du travelling optique), trois autres offriront des couleurs délavées (diaphragme défectueux), deux enfin, satisfaisants à la réception, seront ultérieurement rayés par la visionneuse utilisée lors du montage. Le défilé de la Cornouaille, dans son ensemble, sera surexposé (quatre films) ; les effets de macro pourront, en bloc, être expédiés à Michel Péricard pour son émission télévisée : La France défigurée ; quant aux fondus, ils présenteront l’inconvénient de n’être véritablement enchaînés qu’une fois sur quatre.
Resteront trois films sans reproche. Ceux que votre fils aura réalisés à l’intérieur du camp.
(1) Cette coïncidence entre le caractère sommaire du matériel et l’excellence des résultats n’a, d’ailleurs, rien pour surprendre : la sagesse populaire a, depuis longtemps, fait observer que « c’est dans les vieux pots que l’on fait la meilleure soupe » ; de même, n’avez-vous jamais assisté au triomphe de cet ami, visiblement ravi de vous expliquer qu’il a pris « ces magnifiques photos » avec un appareil « pourtant acheté au Prisunic du coin pour 115,00 F » ?
(2) Front de libération de la Bretagne. Par bonheur pour les cinéastes en herbe, les autonomistes ne manquent pas sur notre territoire : Basques, Corses et Occitans d’une manière générale, cela vous laisse du champ pour le choix de vos prochaines villégiatures.
(3) La séquence où vous essaierez vainement de détacher de votre casquette le guano que ladite mouette vous aura abandonné en guise d’adieu sera également très prisée de votre fils.
(4) L’actualité ne saurait, bien sûr, être écartée du scénario sans porter un coup fatal à l’authenticité du chef-d’œuvre : le déferlement d’une marée noire, un émetteur plastiqué, le retour triomphal de Tabarly après une transat quelconque ajouteront encore à la variété des prises de vues.
(5) Pour peu que la caméra de votre fils soit, de plus, sonore...