XI
L’ordre du jour
Cette fois, ça y est ! Maintenant qu’ils ont satisfait aux inévitables formalités de l’arrivée, les Duroc vont pouvoir goûter à la véritable détente. L’emploi du temps suivant le montre assez :
6 h 45. M. Duroc, que le moelleux discutable de sa couche ne dispose guère aux grasses matinées, se lève pour aller aux toilettes. En voulant faire rendre son rouleau de papier hygiénique à l’étagère(1), il piétine le bas-ventre de sa femme, laisse choir l’appareil photo sur la tête de son fils. Mais tout cela n’est pas bien grave : ils étaient déjà réveillés. Le bruit avait suffi.
6 h 30. À en croire la douce sérénade des fermetures éclair de l’auvent (dont M. Duroc joue en virtuose), le chef de famille vient de réintégrer ses appartements. Comme il meurt de faim, il invente tous les prétextes imaginables pour tirer les autres du lit. Le plus souvent, il clame : « Il fait un temps superbe ! »
6 h 35. N’ayant obtenu de ses pairs qu’une fin de non-recevoir en forme de grognement, M. Duroc entreprend de déjeuner seul dans l’auvent en se contentant d’un réchaud de fortune. Il n’abandonne pas pour autant le projet de réveiller l’équipage coûte que coûte : les moyens inédits ne lui manquent pas. Tantôt il renverse, d’un maître coup de pied, le café en train de bouillir et s’en asperge copieusement, alléguant une « brûlure au troisième degré » ; tantôt il se met dans la tête de réduire une poche d’eau, vestige d’un orage nocturne, à l’aide d’une raquette de badminton (le résultat est généralement aussi pitoyable pour la raquette que pour le pantalon de l’intéressé) ; si, par extraordinaire, il est à court d’idées, il se borne à venir chercher dans la caravane, de son pas lourd et pesant, la petite cuillère qui lui fait défaut.
7 heures. Le petit déjeuner pris, M. Duroc dispose de deux bonnes heures pour s’ennuyer à sa guise : il va se débarbouiller (zip de fermeture éclair), revient réparer le rasoir qu’il a omis de régler sur 220 (rezip), repart chercher le dentifrice qu’il a laissé sur la tablette du lavabo (de nouveau zip). Il entame ensuite une promenade dans les allées goudronnées du camp qui s’éveille, achète des croissants pour le fiston, Nice-Matin pour lui et quelques cubes de glace pour la glacière portative.
9 heures. Mme Duroc, après avoir plusieurs fois sollicité la pile de sa montre à quartz dans l’espoir, bien improbable, d’un démenti, se décide. Dans un déluge de craquements dont on ne sait trop s’ils proviennent du lit ou d’une colonne vertébrale en déroute, elle se livre à une série de contorsions en déclarant, comme tous les matins, qu’elle « n’a pas fermé l’œil de la nuit » et qu’elle est criblée de courbatures...
9 h 15. La mère s’est levée. Du pied gauche. M. Duroc qui rentrait, béat, de sa promenade en fait immédiatement l’amère expérience...
9 h 45. Le sucre qui sert de conclusion au petit déjeuner n’a pas encore atteint l’estomac de Mme Duroc que déjà cette dernière soulève l’éternelle question : que faire pour le repas du midi ? À défaut d’idées bien précises, elle dépêche son mari au village voisin (4 km 300) pour qu’il s’y procure trois kilos de pêches mûres, une boîte de coquillettes, deux de petits pois extrafins, un gros melon, trois belles tranches de viande dans le filet, un reblochon, quatre yaourts nature et du vin de Bordeaux(2). Le fils ouvre un œil et le passe à la fenêtre pour ajouter L’Équipe (variante : Le Canard enchaîné si l’on est mercredi).
10 heures. Départ de M. Duroc pour les commissions. En dernier ressort, Madame a complété sa liste à l’aide de deux pains ronds et de trois kilos de « petites » pommes de terre.
10 h 45. Le fils Duroc, estimant sans doute qu’il a suffisamment paralysé les opérations, se glisse hors du lit. Sentant confusément que le temps est à l’orage, il met un peu d’eau dans son café.
11 heures. Commence l’opération « repliage des lits ». Manœuvre ô combien délicate (conversion des oreillers en coussins, rangement des sacs de couchage, remise en place de la table pivotante, etc.) durant laquelle il est préférable de s’absenter : aller se frotter à Mme Duroc alors qu’elle s’acquitte de cette rude mission équivaudrait à un suicide (ou à un de ces actes d’héroïsme dont le fils Duroc est peu coutumier)...
11 h 15 Pénétrée de l’idée que, comme tous les ans, « ce sont toujours les mêmes qui travaillent », Mme Duroc vient de prier (vertement) son fils d’aller lui quérir deux bidons d’eau. Au retour dudit fils, il y a autant d’eau sur le short et les socquettes qu’à l’intérieur des jerrycans. Décidément, il ne vaut pas mieux que son père, ce benêt-là !
12 h 30. Quand on parle du loup, il revient ! Et il ne manque pas de hurler à qui veut l’entendre qu’il a mis trois bons quarts d’heure à garer sa voiture dans ce satané village. L’œil hagard et les membres inférieurs tremblants, il traîne avec peine un filet bourré qui contient trois kilos de pêches pas mûres, une boîte de raviolis, trois tranches d’une semelle riche en nerfs, un camembert, quatre yaourts aux fraises et un rosé d’Anjou. C’est tout ce qu’il a pu trouver. Quant au pain et aux pommes de terre, il les a purement et simplement oubliés. Mme Duroc, devant la surexcitation de son époux, n’insiste pas. Le fils, par contre, n’a rien entendu (il lisait paisiblement un « Zola » à l’ombre) et c’est le visage fendu d’un sourire bienveillant qu’il accueille son père :
— Alors, ‘pa ! La promenade a été bonne ? T’as mon Équipe ?
12 h 45. La table est mise. M. Duroc hésite entre l’infarctus et l’apoplexie. Le fils, plus prosaïque, se frotte la joue. La superbe taloche dont il vient d’hériter ne l’empêche d’ailleurs nullement de faire remarquer à sa mère que le repas ne répond en rien à ce qui était prévu ; ni d’ajouter que la prochaine fois qu’il aura une envie d’épinards, il réclamera du cassoulet.
13 heures. Au moment précis où le trio attaque sa pizza, le voisin d’en face met en batterie son barbecue. Inutile de préciser que le vent s’évertue à rabattre la fumée du bon côté...
13 h 45. L’heure de la vaisselle. M. Duroc décline sa candidature en déclarant qu’il a bien gagné sa sieste, eu égard à ses malheurs de la matinée ; son fils, qui n’a pas d’états de service aussi glorieux à faire valoir, en est réduit à prétexter une crise d’entérite, aussi soudaine que prévue. Mme Duroc, à en juger par l’indéchiffrable sourire qu’elle arbore en demeurant seule à faire la plonge, aurait plutôt l’air constipé.
14 h 30. La famille au grand complet s’attelle à la rédaction des cartes postales. On s’était certes promis, cette année, de s’en tenir au minimum mais, en fin de compte, de fil en aiguille et de grand-oncle en arrière-grand-tante, on n’en est pas moins parvenu au chiffre astronomique de quarante-cinq ! Effroyable pensum, quand on sait que les Duroc ne font pas dans l’originalité : depuis le « temps radieux » jusqu’au « moral au beau fixe », en passant par le « nous espérons que tu vas bien et que tu te soignes », rien qui puisse faire la fortune d’un éditeur, fût-il en mal de manuscrits...
16 heures. Trop tard pour aller faire un tour. Restent le rami, la chaise longue et Bonne soirée. Autant de réjouissances qu’apprécie peu le jeune Duroc, qui entame incontinent un soliloque inspiré sur la condition peu enviable des « enfants de vieux »(3).
17 h 30. Histoire de se dégourdir les jambes et « d’amuser un peu le petit », M. Duroc propose à son fils une partie de badminton. Partie qui, généralement, tourne court pour les raisons que l’on devine :
- M. Duroc n’a plus ses jambes de vingt ans ;
- la raquette achetée il y a trois jours vient de céder ;
- le volant reste accroché à un arbre et les cailloux appelés à la rescousse sont retombés, avec un bel ensemble, sur la R30 du voisin.
18 heures. Le spectre du repas se fait de nouveau menaçant. M. Duroc affirme haut et clair qu’il est devenu allergique aux conserves ; Madame lui signifie, en retour, la répugnance qu’elle nourrit présentement pour les opérations culinaires. Quant au fils, peu lui importe, du moment qu’on ne lui serve pas de macaronis, de petits pois ni d’artichauts ; il précise en outre que la seule vue d’une purée en boîte lui donne la nausée et qu’il ne veut entendre parler de haricots verts sous aucun prétexte. On se décide finalement pour les frites vendues à l’entrée du camp. La quatrième fois en trois jours(4).
19 h 30. C’est ordinairement à cette heure que père et fils Duroc prennent leur téléviseur portable entre quatre yeux pour tenter, par une orientation appropriée des antennes télescopiques, d’obtenir une image passable.
20 h 15. Après maintes algarades et force jurons, les Duroc remisent l’engin dans le coin toilettes qu’il n’aurait jamais dû quitter(5).
20 h 45. La télévision défaillante, M. Duroc, peu sensible aux revendications outrées du reste de la famille, qui souhaitait passer une soirée lecture, déclare la journée terminée et décrète le couvre-feu. Selon lui, les heures de sommeil qui précèdent minuit « comptent double ». L’opération « lits » ne tarde pas à rebattre son plein.
21 h 15. Plus rien ne bouge. Tout sommeille... Pourtant le père : « Eh ! T’as bien fermé la bonbonne de gaz ?... »
(1) En trouver un rouleau dans le W.-C. où l’on a provisoirement élu domicile participerait, en effet, d’un coup de chance inouï, en regard duquel la découverte des six chiffres du loto apparaîtrait comme broutille et billevesée.
(2) Tout cela est disponible sur place, à l’intérieur du camp. Mais à des prix prohibitifs.
(3) Quand, rompant avec leurs sacro-saintes habitudes, nos héros se décident à excursionner, l’ambiance n’est guère plus engageante. Quelle que soit la destination que l’on s’est fixée, la promenade se termine presque toujours par une altercation des plus musclées, M. Duroc soutenant que « se taper ainsi des kilomètres en voiture, ce n’est pas de tout repos », qu’« à force de tourner dans ces p... de montagnes, il finira par rendre l’âme » et que « si la nuit venait à tomber, ils seraient propres ! ».
(4) Frites qui, pour avoir baigné plus que de raison dans une graisse douteuse, paraissent la plupart du temps atteintes du trismus tétanique.
(5) Cf. chapitre XVIII.