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Sérénade

Après le ciné, ils se sont tous tirés.

Sauf elle.

Pas pour moi qu’elle est restée, pensez ! Parce qu’elle avait faim...

Ils sont tous partis. Joël, dit « Jojo », le baratineur ; Fabrice le bellâtre et Roger, le surdoué de l’E.P.S. Ils lui courent tous après.

Et ils m’ont laissé seul avec elle. Pas demander s’ils me craignent. S’ils se font une haute idée de mes capacités de séducteur...

N’ont pas tort, notez bien. Dans ce genre de situation, j’ai toujours compté pour le beurre qui aurait dû relever ce sandwich. Pas fichu de trouver mes marques. Incapable du plus petit mot gentil, de la moindre parole qui tranchât sur les lieux communs d’étudiant.

Trop frais, ce pain. Impossible de manger proprement. Sauf pour elle, bien sûr. Elle manie cette baguette avec la même maestria que celle dont elle use pour nous faire tous marcher. Du grand art. Une leçon pour moi, qui me demande ce qu’il vaut mieux cacher, de mes canines de vampire ou des miettes qui s’abattent avec un bruit mat sur le marbre.

Un rien romantique, le décor. Une suite de tables sans nappes ni caractère où s’affrontent, dans un assaut que l’on voudrait ultime, assiettes ébréchées et fourchettes tordues. Des appliques rococo, qui projettent sur ces singuliers champs de bataille une clarté livide, sans cesse remise en cause par les chiures de mouches. Une sono enrouée, qui éructe plus qu’elle ne diffuse une musique inaudible...

Dans un pareil tripot, on ne pouvait rêver de violons tziganes, c’est sûr.

Un peu partout, on ingurgite des moules qui finissent par rouler, stupides, becs tragiques, jusqu’à l’angle des tables. Seul îlot de résistance à ce déferlement de mollusques : un couple poivre et sel qui, retranché derrière un pilier, a préféré en découdre avec une salade de tomates vertes. En ce moment, nul doute qu’il n’évoque avec émotion ses noces de diamant. Un beau souvenir, quoique lointain...

De la tenue, bon Dieu ! Voyez pas que je drague ?

Faut reconnaître, à leur décharge, que ça ne crève pas les yeux. Depuis notre arrivée, le seul geste déplacé que j’aie eu l’audace de tenter a été pour sortir mon portefeuille. Pas un sourire échangé. Si, parfois, mon regard a rencontré le sien, ce fut par inattention. Tout juste si je ne m’en suis pas excusé...

Elle me parle, remarquez. Politique, apparemment. Syndicalisme étudiant, UEC et j’en passe. Il me semble même que je réponds. Avec pertinence, il faut croire, puisque les dents irréprochables que je vois s’acharner sur le jambon ne se sont pas encore refermées sur mes opinions « rétrogrades » et « petites-bourgeoises ».

D’aussi tendres lèvres pour des mots aussi laids !

Il est vrai qu’avec les autres, ce ne sont pas les occasions de se rattraper qui leur manquent...

Derrière le bar, inlassable, une serveuse dépenaillée tire des demis. Entre deux bouquets de mousse, elle pose sur nous un sourcil méprisant.

Faut dire qu’elle nous fait la gueule depuis le coup des sandwiches.

Partie aux toilettes. Je reste seul avec son sac beige et mes idées noires. Comme s’il devinait mon infortune, le pépé aux tomates me décoche, avec toute la conviction que lui autorise son dentier, un sourire où entre de la compassion. Un saxo langoureux parvient à imposer, l’espace d’un instant, les premiers accents de Strangers in the night.

Infects, les W.-C. Impossible de s’en tirer à pied sec. Le seul côté de ce boui-boui qui rappelle Venise, ironise-t-elle.

Elle oublie un peu vite ma remarquable composition.

Dans le rôle du pigeon.

L’idylle touche à sa fin. Dehors, une bruine opiniâtre harcèle les ombres encapuchonnées qui foulent le pavé. Mines puritaines qui trahissent les troubles hépatiques tout autant que les ravages de la luxure. Expressions hagardes qui s’engouffrent, lèvres encroûtées par le froid, dans le hall illuminé du premier porno venu.

Elle a remonté son col. Dans le lointain, un concertina de l’Armée du Salut pleure des cantiques. Engoncée dans un renard, une professionnelle fait les cent pas sous un porche.

Dans le bus désert, le ticket que l’on poinçonne résonne telle une détonation.

Elle ne parle plus. Elle promène ses yeux marron sur les vitres embuées, à la recherche de quelque message abscons. À l’avant, le chauffeur, qui remue des idées paradisiaques de dépôt, étouffe un bâillement.

Je ne sais pourquoi, sur le seuil, je lui demande si elle a terminé sa philo.

Avec un imperceptible haussement d’épaules, elle me fait signe que non.

 

Elle a probablement dit vrai. Voilà plus d’une heure qu’elle est montée et, au quatrième, un rai de lumière filtre toujours à travers le rideau de pluie.

 
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