La sortie des gladiateurs
Les dernières ombres ont déserté la place.
Chacun s’est retiré, des images plein la tête, des bravos plein les lèvres. C’était bien. C’était même très bien. Rien que l’on n’ait déjà vu cent fois à la télé, pour sûr, mais ici il y a l’ambiance. Ah ! l’ambiance... Cette musique qui s’arrête net tandis que la respiration se coupe, ce frisson à l’odeur de mort qui s’insinue parmi les gradins, cette clameur, ultime salut aux vainqueurs d’un soir, qui engrosse le chapiteau... C’est ça le cirque, le vrai. Le seul.
Peu à peu, les murmures se sont faits plus discrets, moins présents. Comme si, après avoir crié son enthousiasme et son admiration, l’on éprouvait tout à coup le besoin de prendre ses distances, de jardiner seul ses propres sensations. Jalousement. Avec l’espoir inavoué de les préserver, de leur conserver cette exceptionnelle teneur que l’on sait pourtant éphémère.
Celui-ci rêve au clown qu’il voudrait être et qu’il sera en effet, tout à l’heure, en ce monde imaginaire que bornent les draps ; cet autre au dompteur, autoritaire et serein, dont la livrée rouge vif et l’implacable fouet semblaient écarter jusqu’à l’idée d’une possible rébellion ; ce troisième, qui progresse avec d’infinies précautions sur le pavé luisant, n’a d’yeux que pour le couple de trapézistes, modernes Icares, lesquels promenaient leur désinvolture à des quinze mètres de haut.
Sur la petite place rendue au silence, les projecteurs eux-mêmes se sont tus. À peine si l’on entend, perpétrée par des mains invisibles, la plainte sourde des piquets qui embrassent le sol.
D’un pas lourd, la princesse des airs a gravi l’escalier qui menait à sa roulotte. Seule. Les amabilités, les courbettes, les sourires au partenaire, c’est pour là-haut. Pour la galerie. Du clinquant, au même titre que ces paillettes qu’elle vient d’ôter pour s’abandonner, le bras ballant, sur la couchette de bois. Encore tout auréolée de sueur, elle songe à sa vie. Un exercice drôlement périlleux, ça aussi, et qu’elle avait cru, dans sa naïveté, pouvoir négocier sans filet. Depuis, elle était redescendue sur terre, n’avait plus craint de regarder la vérité en face. La dernière chose qu’elle ignorât, c’était le moment précis où elle se déciderait à commettre le geste de trop, celui qui lui vaudrait de voir grossir la piste.
Une fois pour toutes.
À quelques pas de là, un homme, ramassé sur sa couche, tente d’apprivoiser le sommeil. De temps à autre, il porte la main à l’épaule, la masse longuement, avec insistance. Le nouveau, il faudra l’avoir à l’œil. Une teigne. Ce soir, il n’avait fait que l’égratigner, personne d’ailleurs ne s’en était aperçu, mais demain ? Comme pour chasser ces idées noires, l’homme se retourne contre la cloison. Depuis son accident, il n’était plus le même, c’est vrai. Naguère, le doute ne risquait pas de l’effleurer ! À présent, il avait peur. De cette peur sournoise et laide qui fait vomir, quand sonne l’heure de la représentation. De cette peur qui paralyse, dès lors que la cage, dans un claquement sec, semble s’être refermée à jamais sur votre solitude.
Au pied du lit, en travers d’une chaise boiteuse, repose, soudain dérisoire, un habit écarlate.
Encore chaud des vivats de la foule, le chapiteau s’est affalé, sans grâce, sur le sol. Débarrassée de son aura, la prestigieuse tente bleue n’est plus qu’une bâche comme tant d’autres, un peu plus vaste, un peu plus sale.
À l’extrémité sud de la place, une lueur rosâtre s’oppose toujours à l’emprise de la nuit.
L’Émile qui se démaquille.
Une triste tête qu’il a, l’Émile, sous le maquillage.
Ce teint jaune, ces traits tirés. S’ils le voyaient dans cet état, les « pitizenfants », ils se sauveraient, c’est sûr. Sans demander leur reste, encore ! Et toujours cette douleur lancinante, là, du côté droit. Cette douleur qui lui arrache ses grimaces les plus convaincantes. Celles qui font crouler d’aise le parterre.
Au plus profond de la souffrance, ces rires qui le poignardent un peu plus.
Comment leur en vouloir ? Peuvent pas savoir, eux.
Sont venus pour rigoler, non ?
Vers les trois heures, presque furtivement, le cirque s’en est allé. Il a défilé, remorque après remorque, sous des fenêtres indifférentes, dans des ruelles assoupies. À l’embranchement, passé le café de la Poste, il a paru hésiter, avant de s’engager, résolument cette fois, sur la nationale.
Lentement, le nuage de poussière est retombé.
Sans son manteau de rêve, la place frissonne. Longtemps méfiants, des oiseaux regagnent leur branche, poussent parfois la témérité jusqu’à descendre pour reconnaître les reliefs du monstre de plus près.
Aux premiers pas de l’aube, rien ne subsiste plus des fastes de la veille. Méthodique, une pluie fine s’applique à en effacer les moindres traces. Seule, sur son platane, une affiche aux trois quarts décollée lutte encore contre l’oubli.
Elle représente un clown. Il respire la joie de vivre.
De loin en loin, le vent apporte une odeur de bête fauve.