< >

Microcosme

Le bac a une odeur.

Avec le temps, je l’avais perdue. D’emblée, cependant, elle m’a sauté à la gorge. Intacte. Miraculeusement indemne. Comme si, durant toutes ces années, tapie je ne sais où, rêvant je ne sais quoi, elle n’avait fait que m’attendre. Patiente.

Sûre de son fait.

Une odeur composite, faite de papier que l’on froisse, de tableaux fraîchement essuyés, d’aisselles qui s’offrent, mystérieuses et engageantes, à la touffeur de l’été.

Car il fait beau.

Évidemment.

Pas souvenance d’une épreuve qui se soit déroulée par temps couvert. Encore moins sous une pluie battante.

Où serait le charme ?

Il importe qu’au-dehors, tout parle de vacances. Que, par la porte restée ouverte (à dessein ?), l’on entende les moineaux piailler mouron, les marronniers de la cour, sentinelles jusqu’alors impassibles, se plaindre de la chaleur.

Le bac sait, quand il le faut, se rendre dérisoire.

Ruse de guerre.

Il convient d’être fort, à ce jeu, pour résister à l’envie de tout plaquer là. Pour continuer à s’intéresser à ces abstractions qui sourdent, ici à jet continu, plus chichement ailleurs, de stylos insoucieux de tout.

Celle-là vient de renoncer. À quoi bon ? Nulle en maths. Ça a toujours été. Beaux yeux, au demeurant. Longtemps, ils ont interrogé le millimétré, pour le cas bien improbable où, comme par magie, s’y serait dessinée la courbe du malheur. Mais rien. Alors, sagement, en belles lettres appliquées, elle a rempli l’en-tête de sa copie, a repoussé celle-ci, discrète, jusqu’à l’angle de la table, s’est enfoui le visage dans les mains.

Le bac a ses instants de pudeur. J’ai détourné la tête.

Les autres ne capitulent pas. Du moins, pas encore. Un peu partout, des doigts empressés flattent les calculatrices, réclament de la machine un éclaircissement décisif. Las ! les oracles qu’elle délivre ne sont pas moins sibyllins que ceux de la pythie, son illustre devancière. À mesure que le temps passe, les regards se font plus flous, les nuques plus lourdes. Soudain fébriles, les mains cherchent les cuirs chevelus. Des jambes se croisent et se décroisent, comme pour lutter contre un sol qui, sans cesse, inaccessible, se dérobe.

Sur la terre ferme, des surveillants patrouillent, qui trouvent le temps long. Trop heureux de justifier leur présence en distribuant, qui un intercalaire, qui du brouillon de couleur. S’amusant des sourires de commande, tellement peu appropriés à la situation, qui s’échappent, photomatons en goguette, des cartes d’identité. Bivouaquant parfois sur le pas de la porte, unique oasis de cet empire des sables.

Tout à l’heure, ils ont promené un regard intelligent sur un sujet qu’ils ne comprenaient pas.

Les maths, c’est loin, et puis les programmes ont changé.

N’empêche qu’ils ont trouvé ça facile.

On aura beau dire, le bac n’est plus ce qu’il était.

Un qui ne leur donnera pas tort, c’est la paire de lunettes du fond. Le genre auquel rien de fâcheux ne saurait arriver. À l’heure où chacun se précipitait, ride de l’incertitude au front, côlon noué par l’angoisse, pour prendre connaissance de l’énoncé, lui en était encore à déployer, avec une rigueur toute fétichiste, sa table de logarithmes. Quand, enfin, il se décidera à honorer l’imprimé d’un coup d’œil, ce sera sans le moindre de ces soupirs, réels ou feints, grâce auxquels, d’ordinaire, on cherche à se rassurer tout en sondant l’entourage. Sans aucune de ces manifestations de dépit qui visent à faire croire, pour rien, comme ça, que l’on avait tout révisé sauf, précisément, ce qu’il fallait.

Là, rien.

Et depuis, impressionnant de régularité, imperméable aux regards pleins de convoitise qui, de toutes parts, épousent le mouvement saccadé de son portemine, il aligne, métronome inspiré, sorcier qui n’a plus rien de l’apprenti, chiffres et symboles.

Seul.

Tragiquement seul.

À coup sûr, l’énarque que le monde nous enviera.

L’épreuve approche de son terme. L’une après l’autre, les montres regagnent les poignets. Les têtes, pour la plupart, sont déjà relevées : triomphant comme vaincu, nul ne veut manquer la chute des ultimes grains de sable, ceux qui séparent encore de l’irrémédiable.

Le parfum de la défaite ne sera pas toujours grisant.

Fini. L’infortunée de tout à l’heure a laissé derrière elle, furtive, comme on se débarrasse d’un animal que l’on ne souhaite plus garder, une copie blême qui lui va bien au teint.

C’est fou ce que l’on peut lire de choses dans une copie blanche. Les correcteurs, tout à l’aubaine du temps gagné, n’y prennent pas toujours garde.

Peu à peu, la salle s’est vidée. Le brouhaha des conversations — conversations bâties sur des riens, où l’on parle pour parler — a d’abord rebondi contre le mur du préau pour, bientôt, se diluer dans le bavardage importun du gravier.

Alors, d’un coup, le rideau est retombé sur l’affligeant spectacle qui est celui de toutes les landes, au soir des grandes batailles. Un à un, j’ai vu resurgir, implacables, les stigmates d’une réalité sans fard : tables pliant sous le poids des graffitis, chaire gémissant sa révolte sous le pas qui l’accable, murs mangés par la lèpre.

Ce silence, aussi, que vous ne connaissez que trop, et qui vous parle du tombeau.

 

Cette fois, c’est sûr.

Le bac a déserté les lieux.

 
< >