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Un instant d’éternité

« Ô temps, suspends ton vol ! »
Alphonse de Lamartine

Un souffle frais dans la nuque. C’était là tout ce qu’on ressentait, à en croire le bon docteur.

Un philanthrope, ce Guillotin. Il ne lui aura finalement manqué que d’expérimenter son diable d’engin, histoire d’être sûr. Pas exclu qu’il le fasse, d’ailleurs. Qu’il y passe, comme tous les autres.

Jusqu’à présent, rien ne l’avait vraiment surpris. Cette lumière qui l’avait giflé, dans la cour des départs, il l’avait lue dans la pénombre des murailles ; cet équilibre, difficile, et que compromettait le moindre hoquet de la charrette, il l’avait appris, jour après jour, sur le pavé de son cachot ; quant aux quolibets qui peuplaient ses cauchemars, c’est à peine s’ils lui parvenaient, refoulés qu’ils étaient par le bruit de son propre cœur.

Indifférent à tout, le convoi découpait la foule. Déjà, la Veuve se profilait, les bras au ciel mimant on ne savait quel triomphe.

La fraîcheur de la bascule ne le prit pas davantage au dépourvu : il l’avait devinée, tout comme le vertige qui devait s’emparer de lui lors de sa plongée vers la sciure. Sa seule vraie surprise, en fin de compte, fut de constater que ce bois qui charriait la mort sentait bon. Ultime provocation d’une vie fâchée qu’on la quitte.

Les bourreaux mènent rondement la besogne. Il l’avait maintes fois remarqué, sur cette même place de la Révolution, alors qu’il n’en était pas encore à jouer les premiers rôles. Entre le moment où ils attachaient leur patient à la planche et celui où la lunette venait immobiliser le cou, il ne s’écoulait pas trente secondes. Souci d’abréger les affres du condamné. Reliquat d’humanité chez ces coupeurs de têtes de profession.

Les sots. Ils ne comprendront donc jamais rien. Pas même que de ces derniers instants, l’on soit tenté de faire une éternité. Sont-ils du reste capables de saisir, mais de saisir vraiment, autrement que par des mots, le sens profond de ce « derniers » ?

S’ils croient qu’il n’a pas entendu le couperet qui se détachait, là-haut, tellement plus haut ! Pour ces imbéciles, tout est déjà consommé. L’affaire d’une seconde, tout au plus. Et que sont des secondes pour celui qui les gaspille par centaines, fort de toute cette vie dont il s’imagine le dépositaire ?

Sa seconde à lui, il veut la vivre. Elle lui appartient. Le couteau a tout juste amorcé sa course dans les rainures de cuivre. Il a le temps. Il ne vit plus au même rythme que tous ceux-là, condamnés à l’existence. Sait-on seulement si le tranchant arrivera à destination ? Il esquisse un sourire qui en intriguera plus d’un, au pied de l’échafaud. Il vient de se rappeler cette doctrine que lui ont enseignée, avec un rien d’irrévérence dans la voix, ses bons maîtres jésuites. De qui s’agissait-il, déjà ? Ah oui ! Zénon. Zénon d’Élée. La flèche, affirmait ce sage, ne pourra jamais atteindre sa cible puisque la ligne qui indique la distance est divisible à l’infini et qu’il faut un temps infini pour passer par ces stations. La face congestionnée qui lit l’avenir dans les replis de la sciure est maintenant secouée d’un rire franc : aurait-il pu soupçonner qu’un jour pareille théorie, laquelle n’avait fait d’abord que l’amuser, trouverait grâce à ses yeux ? Pour un peu, il se mettrait à plaindre les infortunés qui l’entourent. Vont-ils être déçus ! Il y a dans sa seconde de quoi les ensevelir tous, jusqu’à la quatrième génération. Déjà les cadavres percent sous les oripeaux de la République. Déjà les chairs se décomposent, retournent à la terre engrosser les régimes futurs... Et lui, toujours là, à attendre que le fer, probablement rouillé à présent, daigne se souvenir des lois de la pesanteur.

La voilà, l’éternité, la vraie. Non pas celle que l’on vend à coups de crucifix ; pas celle de l’autre, là, tout à l’heure, au sommet de l’escalier... Mais tout cela lui paraît si loin, désormais !

Où en est-il, ce fichu couteau ? Encore à lanterner quelque part entre ciel et terre ?... Et cette pauvrette du premier rang qui ferme obstinément les yeux, qui donc lui dira qu’il lui faut les rouvrir, que tout ceci n’est que mascarade éhontée ? De si jolis yeux que baignait une larme inutile, est-il bien raisonnable, quand ce serait par pure pitié, de les soustraire au monde ? De refuser à ce dernier, si corrompu qu’il soit, toute chance de rachat ? Ne lui offrira-t-elle que ce cou à baiser en aveugle, que ces hanches à caresser quand tant d’amour se lisait dans ses yeux ?

Elle les a rouverts. Ils étaient comme éclaboussés de sang. Son étonnement fut tel qu’il en éprouva un frisson sur la nuque.

Quel con ce Zén...

 
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