Croisière
Lorsque le chauffeur me déposa à la gare maritime, il n’était encore que trois heures : j’eus tout le temps de procéder à un examen approfondi du bateau. Le Litva (c’était son nom) ne ressemblait à rien de ce que j’avais pu imaginer jusqu’alors. Certes, c’était un bâtiment imposant, mais il le devait moins à ses dimensions qu’à la blancheur immaculée de sa silhouette. On ne ressentait pas, à le caresser du regard, ce frisson indécis qui nous étreint parfois quand, de l’extrémité de la jetée, l’on voit s’élancer certains paquebots. Ici, sur ce bateau que je m’efforçais pourtant de considérer avec bienveillance, rien qui laissât présager une quelconque soif de découvrir ; rien qui permît de rêver à une catastrophe : l’ensemble était plutôt rassurant, à l’image de cette ancre que des hommes d’équipage étaient occupés à gratter, comme pour mettre l’accent sur le caractère routinier, immuable du voyage. Les gestes étaient un peu trop précis, un peu trop assurés à mon goût. J’étais venu rééditer les prouesses de Sindbad, j’avais eu la ferme intention d’offrir un nouveau Drake à l’humanité reconnaissante et je découvrais, abasourdi, incrédule, un taxi des mers...
Sur le pont principal, vautrées sur des chaises longues, quelques femmes devisaient, indifférentes au bruit de soufflerie qui émanait des profondeurs du monstre. On devinait plus que l’on n’entendait le crépitement grave des fanions multicolores qui couraient sur toute la longueur du bateau. À l’arrière, les matelots avaient rapproché des fauteuils d’osier et entrepris une partie de dominos. Leurs rires gras, couverts par le râle souterrain des machines, avaient un côté vaguement grotesque.
Dans le hall de la gare, sur des murs d’un bel ocre pâle, les affiches de l’Intourist vantaient la situation privilégiée de Yalta, terme du voyage. De gros caractères se détachaient :
La nature a fait don à cet endroit enchanteur de paysages inoubliables. La neige y est rare, même en janvier ; quant à l’amandier, il fleurit partout. L’air y est saturé de l’odeur de la mer et du parfum des roses. Les versants de la montagne forment un pittoresque amphithéâtre de verdure qui protège parfaitement la ville des vents desséchants de la steppe et des brises froides. De plus, pendant deux cents jours par an, on peut se dorer aux chauds rayons du soleil...
Déjà, la passerelle d’embarquement résonnait au pas des premiers arrivants. Les autres se succéderaient, par petites poignées, au rythme des formalités de douane.
J’essayais de mettre ces temps morts à profit — d’ordinaire, ils m’eussent profondément irrité — pour me remémorer les grandes étapes du périple, dans le secret espoir de retrouver un peu de l’enthousiasme perdu : Barcelone et la Sainte-Famille, les caryatides de la Grèce antique, les escaliers d’Odessa...
— Voulez-vous ouvrir votre sac, je vous prie ?
Malte la fière...
— C’est parfait, merci. Veuillez prendre la file.
En achevant de mettre un peu d’ordre dans les sous-vêtements visités par le douanier, je poursuivais mon inventaire : Istanbul. Le Bosphore, la Corne d’Or. Les souks et la Mosquée bleue.
En vain. Toutes ces évocations avaient la saveur du prospectus, un arrière-goût de dépliant touristique : lieux communs, images de convention, couleurs trop vives... Mon imagination patinait.
À mon tour, je m’aventurai sur la passerelle branlante, fraîchement lavée à grande eau. Au commandant de bord qui m’accueillit dans l’entrepont, je répondais par un sourire dont la niaiserie me fit mal. Accent russe prononcé. La veste gauchement refermée, en revanche, sur un tee-shirt des moins prolétariens. Une hôtesse me guida aussitôt jusqu’à ma cabine.
Un quart d’heure plus tard, j’étais de retour sur le pont. Un vent frais s’était levé, qui balayait un plancher presque désert. Les transats eux-mêmes faisaient tapisserie, les voyageurs s’étant massés à l’avant pour assister à la manœuvre de départ. Seuls quelques joueurs de palets, sur l’aile tribord, affectaient de bouder l’événement. L’air absent, une dizaine de matelots enroulaient du cordage sous l’œil bovin d’un officier féru de chewing-gum. Le Litva était halé par deux remorqueurs du port. Ces derniers s’écartèrent dès que le chenal fut en vue et le bateau put alors prendre de la vitesse. Escorté par les inévitables mouettes, il gagna rapidement la haute mer.
Les touristes n’abandonnèrent pas immédiatement leur poste. Le coucher de soleil s’avérait prometteur. Déjà les appareils lâchaient les housses, cherchaient l’occident.
Dans mon dos, je devinais, étirée autour de sa basilique, la cité phocéenne qui s’offrait, impudique, à la torpeur du soir.
Je n’eus garde de me retourner. L’ironie n’aurait été que trop lisible sous l’amertume des façades.