LE FIN MOT

L'insoutenable légèreté de l'interview

Timbrés de l'orthographe n° 6
février 2014

Footballeur professionnel, plus enclin à manier le ballon que la langue, vous redoutez l'épreuve du micro ? Ne cédez pas à la panique, lisez plutôt ce qui suit : ces lignes devraient vous rassurer.

D'abord, dites-vous que ce n'est pas une question qui vous sera posée, mais, à l'instar de ce qui se faisait hier au Jeopardy !, une réponse, sur laquelle vous n'aurez qu'à broder. Du style : « Jérôme Tartempion, votre équipe est bien entrée dans le match, vous posez visiblement des problèmes à l'adversaire, on sent qu'il suffirait de peu de chose pour que vous concrétisiez votre supériorité au tableau d'affichage... » De même que, pour Clemenceau, la guerre était chose trop grave pour qu'on la confie à des militaires, l'analyse d'un match reste la chasse gardée du commentateur. Ce que l'on attend du joueur, c'est qu'il paraphrase ce qui vient d'être dit.

Partant, vous êtes fondé — puisque, dans tous les sens du terme, ce n'est pas vous qui avez commencé — à abuser de l'inévitable « c'est vrai que », la plus noble conquête de l'homme depuis, aurait dit Rabelais, que le monde interviewant interviewa : « C'est vrai que l'on a réussi notre entame, c'est vrai que jusqu'ici on est bien en place. Maintenant, c'est vrai qu'il faudrait faire preuve de plus de réalisme devant le but si l'on veut accrocher un résultat... »

Surtout pas de scrupules ! Ne jamais se dire que ça et rien c'est pareil. N'oubliez pas, si c'est le prix à payer pour vous dédouaner, que l'on se fiche comme de votre premier short de ce que vous pensez. L'essentiel n'est-il pas, comme ce psychopathe que les policiers s'ingénient à tenir au bout du fil, le temps de le localiser, que vous stationniez une minute devant le panneau des sponsors ?

Cela dit, prenez soin, quand bien même vous affronteriez Trifouilly-les-Pissenlits, de souligner la qualité de l'opposition. Élémentaire précaution pour le cas où les choses tourneraient mal (« On savait que ce serait compliqué : derrière c'est solide, devant ça va vite et on sent que ça peut marquer à tout moment »). À l'inverse, si vous finissez par prendre le dessus, vous pourrez avancer que c'est « juste un exploit ». Ne manquez pas de parsemer vos propos de cet adverbe magique qui, à lui seul, tient aujourd'hui lieu de discours : « La pelouse est juste exceptionnelle, le gardien juste infranchissable, le public juste fantastique ». Quant au carton rouge, il est « juste injuste »...

Vous voyez, ce n'est pas si terrible ! Le reste ressortit au simple bon sens. Pour peu que l'on vous interroge à la mi-temps et que vous ayez trois buts d'avance, notez qu'« il faut rester vigilant » ; que votre équipe soit, au contraire, menée au score et vous expliquerez que vous allez « tout faire pour égaliser avant, pourquoi pas, d'arracher les trois points ». Si, au terme de la rencontre, vous l'avez emporté devant une équipe qui joue trois divisions plus bas, observez sobrement que vous avez « fait le job » ; si, en revanche, vous venez d'enregistrer une sixième défaite de rang, rappelez qu'il s'agit à présent d'« analyser avec le coach les raisons de ce nouveau revers » et de « continuer à travailler ».

Elle n'est pas belle, l'interview ? Et imprévisible, avec ça !

 

Retrouvez cet article dans sa présentation originale.