LE FIN MOT

L'âge d'or est derrière nous !

Timbrés de l'orthographe n° 14
février 2016

Le français d'hier faisait de nous des imbéciles avec un seul « l » si nous n'en mettions pas deux à imbécillité. Trouvait un air bonhomme à la bonhomie. Refusait au boursouflé un second « f » qu'il accordait sans barguigner au premier essoufflé venu. Nous obligeait, pour retenir les verbes en -eter qui se conjuguaient sur le modèle d'acheter plutôt que sur celui de jeter, à apprendre par cœur des phrases du plus haut intérêt littéraire, du style « Si tu as le temps de fureter, achète-moi un crochet pour mon corset ».

Mais ça, comme le dit la pub, c'était avant. Avant que l'on n'entreprît de mettre un peu d'ordre dans la boutique, que l'on ne fît d'une maison un chouia désordonnée, c'est vrai, un appartement témoin d'où plus une tête n'est censée dépasser. Non que l'on y fût arrivé, il va sans dire : l'usage fait de la résistance, et écrasant reste le nombre de ceux qui s'accrochent à l'exception, jusques et y compris dans les rangs des plus enclins à la dénoncer. Combien sont-ils à reconnaître que l'accent grave va mieux au teint du second « e » d'événement, mais continuent à le lui refuser ? À admettre que le tréma d'appendicite aiguë serait plus à sa place sur le « u », mais retiennent encore leur bistouri ? À demeurer nostalgiques de ces seins qui ballottaient de conserve, deux « l » à gauche, deux « t » à droite ? C'est qu'un seul « t » vous manque, et tout est... déséquilibré !

Tyrannie de l'habitude, tempêteront les réformateurs, et l'on ne peut nier que celle-là n'ait en l'occurrence son mot à dire. Mais c'est peut-être aussi que la perfection rebute. Chaque fois qu'un Big Brother s'est mis en tête de concrétiser une utopie, cette dernière s'est rapidement révélée invivable. Et la fantaisie, bordel ?

Le premier à payer les mots cassés — mais il m'étonnerait que je parvinsse, ailleurs que dans les colonnes de ce magazine très spécialisé, à faire pleurer sur le sort de cette condition orpheline ! —, c'est d'assez loin le concepteur de dictées. Pour travailler actuellement à la publication de toutes celles (plus de cent) que j'ai écrites en quelque trente ans, me saute aux yeux combien s'est compliquée la tâche de l'intéressé au cours de ces trois décennies. Jadis, il n'était besoin que de se baisser pour ramasser : la chausse-trape était partout, la tolérance nulle part. Aujourd'hui, la variante (celle-là même que les Rectifications de 1990 se proposaient d'éradiquer, parce que déstabilisatrice pour l'usager) prospère comme jamais. Il aura suffi que le Petit Larousse, fût-ce en se bouchant ostensiblement le nez, recensât les formes nouvelles pour que ces dernières obtinssent droit de cité dans les copies et que les pièges, dans un gigantesque kara-kiri, tombassent d'eux-mêmes (*). C'est un peu comme si le 110 mètres haies se disputait désormais sans haies, le steeple-chase sans obstacles, le Tour de France sans Galibier ni Tourmalet. Attendez un peu que l'on s'occupe sérieusement du participe passé, et la Grande Boucle se courra bientôt sur autoroute...

Pour la sixième édition des Timbrés, Luc Ferry devra se montrer plus philosophe encore qu'à l'ordinaire : s'il a toujours rêvé d'assouvir, comme Bernard Pivot hier, ses pulsions sadiques, il va falloir qu'il revoie sérieusement ses fantasmes à la baisse !

(*) Dieu merci, il nous reste l'imparfait du subjonctif... Mais pour combien de temps encore ?

 

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