Portrait
Un champion du monde d'orthographe,
ça ressemble à quoi ?
par Marie-Adélaïde Scigasz
Francetv info
2 mars 2013
S'il existe des athlètes capables de déchirer à mains nues des annuaires téléphoniques, il y en a pour dévorer des dictionnaires. Bruno Dewaele a remporté en 1985 la première édition des Dicos d'or. Sept ans plus tard, il décrochait le titre ahurissant de « champion du monde d'orthographe ». Aujourd'hui, ce professeur de lettres d'Hazebrouck (Nord) transmet son amour des mots via un billet régulier dans le quotidien La Voix du Nord.
Vingt ans après avoir décroché son titre dans la grande salle de l'ONU, à New York, Bruno Dewaele a arrêté la « compétition orthographique », mais pas sa quête du mot juste. Francetv info l'a rencontré pour tenter de dresser le portrait littéraire de cet amoureux des belles-lettres (et dans le bon ordre, les lettres, merci).
L'alter ego : Don Quichotte
« J’ai toujours aimé les causes perdues. Mon père aussi était comme cela. J'ai un côté toujours partant pour me battre contre des moulins à vent. » (Bruno Dewaele)
Le père de Bruno Dewaele était musicien. Avant de disparaître, ce dernier s'est battu pour faire entrer l'accordéon de concert au Conservatoire de Paris. « Une cause perdue », se souvient-il. À soixante ans, le fiston verrait bien l'orthographe suivre le même destin : jadis respectée, longtemps délaissée, simplifiée, dénaturée puis, finalement, réhabilitée. Un défi pour lequel il accepte de se battre modestement. Contre le temps qui démode, ses moulins à vent à lui.
D'ailleurs, des clins d'œil à Don Quichotte, « il y en a partout dans la maison ». « C’est un personnage que j’adore », concède Bruno Dewaele. Le héros dégingandé de Cervantès n'a pas grand-chose à voir avec le solide Nordiste à la stature professorale. Sauf quand celui-ci défend, Bic et ongles, l'amour de l'écrit devant ses élèves du lycée des Flandres, à Hazebrouck. Une guerre des nerfs, décrit-il. « Aujourd’hui, demander aux élèves d’écrire dans un temps du passé, c’est une catastrophe nucléaire. "Il disat", etc., soupire l'enseignant. C'est barbarisme sur barbarisme. »
« Mais comment voulez-vous qu’il en aille autrement ? Ces temps, ils ne les trouvent plus dans les livres. » Il regrette parfois le vocabulaire châtié de la Bibliothèque verte de son enfance, désuet dans une littérature qui ne jure plus que par le présent de narration. Avant tout, l'enseignant est convaincu que « la science infuse orthographique n'existe pas », et répète à qui en doute : « L’orthographe, ça s’apprend. »
Le contre-exemple : Gaston Lagaffe
« Je repense à Gaston Lagaffe qui, chaque fois que l'on prononçait le mot "effort" autour de lui, se mettait à avoir une salve d’éternuements. Le médecin a fini par se rendre compte qu’il était allergique au mot "effort". » (Bruno Dewaele)
Rassurez-vous, « nous ne sommes pas moins intelligents qu'avant », répète Bruno Dewaele. Il pointe plutôt « un changement de mentalité ». « On voudrait que tout passe maintenant par le ludique (...). Justement, l’orthographe est un monde où l'on peut s’amuser. Mais à côté de cela, il faut accepter de se frotter à la difficulté. » Et le champion de citer Gaston, le héros flemmard de Franquin, « un auteur de génie ».
Professeur de lettres, il enseigne l'orthographe aux élèves se destinant au métier d'orthophoniste, « l'un des derniers examens d'entrée dans lequel l'orthographe est discriminatoire ». Il leur assène qu'avec du travail et de la méthode, l'orthographe est une des rares matières où « l'on peut progresser d’une manière spectaculaire ».
Chacune de ses compétitions lui a demandé plusieurs mois d'un entraînement façon Rocky Balboa (« J'aurais dû faire champion de boxe, ça rapporte plus », plaisante-t-il). Avant le championnat du monde, il a bûché durant treize mois. « Pendant les vacances, c’était de l’ordre de treize heures par jour. » Apprendre « de A à Z » le Petit Larousse et le Petit Robert, « y compris les noms propres », repérer les difficultés, faire « la course aux mots rares » : « Je mangeais, je dormais et je faisais de l’orthographe, se souvient-il. À New York [où se tenait l'épreuve], une demi-faute est déjà pratiquement éliminatoire ». Bruno Dewaele n'en a fait aucune. Ni à la dictée, ni aux tests dévoilés « hors antenne, pour ne pas effrayer le chaland ». Flippants, les as de l'orthographe ?
Le caractère obsessionnel d'une Emma Bovary
« Je suis devenu un peu "toqué". Quand j’envoie une carte postale, par exemple, je dois la relire au moins trois ou quatre fois. Dans les concours de dictée, nous sommes plus ou moins des malades. Nous sommes de la catégorie "anormale" au sens étymologique du terme : ceux qui ne sont pas dans la norme. » (Bruno Dewaele)
À l'issue de ces épreuves, « on doit faire ce que j’appelle une cure de désintoxication, explique Bruno Dewaele. Pendant six mois, nous sommes incapables de lire un bouquin pour le fond. » Paralysé par la moindre faute de frappe, il reconnaît qu'alors « l'œil est attiré par les fautes, c’est comme si elles clignotaient ». « Pour moi, cela participe de l'esthétique », dit-il, convaincu que les mots « ont une gueule » et qu'il convient de ne pas les défigurer. De quoi gâcher pas mal de lectures, y compris parmi les éditions prestigieuses.
Il se dirige vers la bibliothèque, saisit un volume de la Pléiade. « Le voilà. » Dans ses mains, Madame Bovary. Il lit la première page : « Quoiqu'il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures (...). » Son habit-veste, ici écrit s.o.n.t. Il montre la phrase incriminée. On sent que ça ne le gêne pas qu'aux entournures, de voir cette saleté de faute dans son bel ouvrage relié de cuir, « la Rolls de l'édition ». Il ajoute : « Je vais vous dire, quand ça arrive dans un livre de poche, je ne suis pas content non plus. »
Ces petites indignations sont quasi quotidiennes. Sur le faire-part de naissance de son fils, en 1978, il était « heureux de vous amnoncer » l'arrivée de son premier enfant. L'imprimeur a dû s'y reprendre. Le pâtissier aussi, quand il a indiqué sur les dragées que le petit était né en 1678. Plus tard, Bruno Dewaele a épinglé le « s » manquant dans le texte officiel placardé dans les salles d'examen du bac. Celle-là, « elle est restée des années ». « Nous vivons dans un univers d'erreurs », déplore-t-il.
Les meilleurs amis : Robert et Larousse
« Pour un élève, se reporter au dictionnaire, c'est essentiel. Il faut toujours l’avoir là sur la table, à côté de soi. On ne devrait même pas avoir à allonger le bras pour l'attraper. » (Bruno Dewaele)
Des fautes d'accord, on en trouve jusqu'au sommet de l'État, rappelle Bruno Dewaele. Les journaux eux-mêmes ne sont pas épargnés, note celui qui collabore depuis 1995 à La Voix du Nord. « Si nous donnons l’impression, nous, de ne pas être irréprochables, quel crédit peut-on avoir auprès d'un élève ? » demande-t-il. Il tempère : « L'erreur est humaine » et « l'ignorance pardonnée ». Pour lui, il n'y a de fautes graves que celles qui résultent de la négligence. Car, en orthographe comme ailleurs, pas question de se reposer sur ses acquis.
Pour lui, l'orthographe « est l'école de la rigueur », mais aussi celle « de l'humilité ». Le dictionnaire est la pièce maîtresse de cet enseignement. Pourquoi ? « Parce qu’il faut admettre que l'on puisse se tromper ! » Mais son usage a disparu, s'inquiète le champion. « Pourtant, même le réflexe de le consulter est formateur », note-t-il : « Quand je ne suis pas sûr de moi, je vérifie. C’est une formation de l’esprit. Je vais même aller plus loin, je vais être iconoclaste… » Suspense. « C’est plus important que l’orthographe elle-même ! »