Il a zéro (faute) partout
propos recueillis par CAMBROUSSE
L’Indicateur des Flandres
17 avril 1992
Vraiment, l’ambiance était à la fête dans la classe de Bruno Dewaele, mardi matin. Cotillons, serpentins, coca et tartes maison au menu d’un cours peu ordinaire : on avait poussé les tables et décoré la classe pour faire une surprise de taille au champion. Quelques cadeaux très marrants, aussi. Quel lycéen peut se vanter d’avoir un professeur de lettres de cet acabit ? « C’était comment, New York ? », « On a pensé à vous »... Sur les visages des élèves, c’est le bonheur. Super Dewaele, revenu vainqueur de sa croisade à Dictée-Land, n’est vraiment pas un Mickey. Il est presque minuit quand je le retrouve. FR3, quelques radios, les parents d’élèves... La journée a été rude. Et ça recommence demain ! Il lui reste un peu d’énergie pour l’Indicateur. Ouf !
L’Indicateur : Alors, Bruno, comment est-on accueilli à l’ONU ?
Bruno Dewaele : Il n’a pas été facile d’entrer. Nous avons dû attendre une petite heure sous un désagréable crachin. En plus, tu as sûrement entendu parler de cette femme qui voulait faire exploser une bombe ou s’immoler, dans une cour voisine. Nous l’avons su par des bruits de couloir. Tout a failli être annulé et il était question d’un programme de remplacement pour la télé.
L’Indicateur : Les caméras n’ont pas trop perturbé l’exercice ?
B. D. : Non. Pour tout te dire, durant l’émission de télé je n’ai même pas vu les chanteurs. Pendant le corrigé, le suspense était à son comble et nous étions obnubilés par les résultats.
L’Indicateur : Comment se sent-on dans la peau d’un champion du monde ?
B. D. : L’impact est plus fort que lors du premier championnat de France. Mais, paradoxalement, l’épreuve m’a moins « retourné » qu’en 1985 : je retrouvais quelque chose que je connaissais, avec des airs de « remake ». Même si la télévision et le lieu exceptionnel de la dictée changeaient les choses et ajoutaient des dimensions supplémentaires !
L’Indicateur : D’après ce que tu disais il y a quinze jours dans l’Indicateur, tu n’étais pas favori ?
B. D. : En 1985 non plus, je ne partais pas gagnant ! À chaque fois, c’est un candidat du Nord qui était favori et je suis passé devant. Ce qui me fait plaisir, c’est d’avoir fait le premier et le dernier concours et d’avoir remporté les deux. La boucle est bouclée.
L’Indicateur : Je ne te cache pas que certaines personnes (que je connais) trouvent bizarre qu’on puisse se lancer dans une telle aventure. Qu’est-ce qu’on cherche quand on décide de se jeter dans un tel challenge ?
B. D. : Ici, j’ai été invité. En quelque sorte, j’avais un titre à défendre. Le goût de la compétition... Tu sais, c’est un défi qu’on se lance à soi-même. Gérard d’Aboville doit faire le même genre de réponse quand on lui demande pourquoi il a accompli son exploit. Moi, j’aime les mots. Le dictionnaire, c’est un univers. Quand je pense à tous les horribles noms propres que j’ai appris pour trouver... Albertville dans la dictée !
L’Indicateur : Certaines femmes ne laissent pas leur mari s’en aller à la pêche ou boire un coup au café du coin. Comment ça s’est passé, avec ton épouse ?
B. D. : Ma victoire est une victoire familiale. Hélène m’a suivi et même précédé dans ce défi. Dès que j’ai été convié à New York, elle m’a proposé de me consacrer à l’orthographe. C’est une collaboration.
L’Indicateur : On peut reparler un peu de ton entraînement...
B. D. : Oui. J’ai passé un an à me préparer... Je ne lisais plus, je ne prenais plus de loisirs... J’ai dû voir trois films à la télévision...
L’Indicateur : Tu avais une méthode ?
B. D. : J’avais recopié tous les mots difficiles du dictionnaire — au total, il devait y en avoir huit à neuf mille — sur des morceaux de papier. Après avoir mélangés ceux-ci pour rompre avec l’ordre alphabétique, je les enregistrais sur magnétophone pour pouvoir les réécouter et les orthographier mentalement. J’ai aussi inventé quelques moyens mnémotechniques.
L’Indicateur : Tes élèves t’ont aidé, paraît-il...
B. D. : Oui. J’ai une classe vraiment sympa. On se taquine beaucoup, c’est plein d’humour. Ce côté concours les a toujours passionnés et ils essayaient de me coller en me proposant des mots. Quand ils puisaient dans la chimie, ce n’était pas toujours facile. Ce matin, ils m’avaient réservé une sacrée surprise. La salle de classe était décorée et une série de cadeaux savamment choisis m’attendaient. J’ai eu un sachet de graines d’ancolies (le mot qui m’a le plus embêté dans la dictée), un Larousse des tout-petits (le seul que je ne possédais pas)...
L’Indicateur : Puisqu’on parle de cadeaux, qu’as-tu gagné ?
B. D. : Le premier cadeau, c’est d’avoir été invité à New York durant quatre jours, tous frais payés. Je devrais également recevoir une encyclopédie. Pour l’instant, je sais que je vais pouvoir passer un week-end à l’hôtel Hilton de Cannes (avec la femme de mon choix, m’a-t-on dit). Là-bas, on m’a offert deux jolis diplômes et une parure de stylos Parker. Il s’agit des « stylos de la paix » dans lesquels des morceaux de missiles ont été coulés, à l’occasion du désarmement des Pershing.
L’Indicateur : Tu as eu le temps de te faire une opinion sur New York ?
B. D. : Là-bas, nous allions à notre guise et j’ai pu visiter la statue de la Liberté : c’est un joli monument. En revanche, la ville de New York m’est apparue très triste : le temps était couvert... Il y a un énorme contraste entre le faste, le modernisme de certains bâtiments et la misère, un aspect vieillot qu’on n’attend pas. C’est une ville d’immigration, pas à l’image de cette Amérique futuriste qu’on croit trouver... Ainsi, les feux tricolores, ces vieux machins jaunes, datent d’une autre époque ! (1)
L’Indicateur : Les médias américains se sont-ils intéressés au concours ?
B. D. : Non. À la sortie de la salle, il y a eu une interview pour Radio France International, à l’intention des Français d’Amérique, c’est tout.
L’Indicateur : Comment ton livre (Les Allées d’Étigny) s’est-il retrouvé dans les mains de Bernard Pivot au moment de la proclamation des résultats ?
B. D. : Si la caméra avait été sur moi au moment où il l’a sorti, on aurait pu voir que ça m’a complètement interloqué ! Quelle surprise ! J’en avais envoyé un exemplaire à Bernard Pivot lors de sa sortie, il y a six mois. Bon, je n’avais pas obtenu de réponse mais cela ne me surprenait guère... En fait, Pivot avait probablement emporté le livre en se disant : « Tiens, s’il gagne, je montrerai son livre. »
L’Indicateur : À ton retour, tes amis t’attendaient à la gare ? Tu as dû prendre le train de Paris à Hazebrouck ?
B. D. : Figure-toi que je devais revenir par le train. C’était prévu et j’avais donc annoncé mon retour pour 13 heures. Mais deux amies accordéonistes ont décidé de venir me chercher en voiture à Paris. Je me suis donc retrouvé chez moi vers midi alors que tout le monde m’attendait sur le quai. Le gag. Je ne pouvais quand même pas aller traverser les voies pour avoir l’air de descendre du train ! Je suis arrivé tranquillement par la rue. Il y avait une personne qui filmait le train. Mon intention était d’aller demander à tous ces gens qui ils attendaient ! Mais mes élèves m’ont repéré.
L’Indicateur : Alors, si tu partais demain sur une île déserte, tu emporterais quand même un dictionnaire ?
B. D. : Disons que... j’en prendrais deux. Pour faire jouer la loi de la relativité.
L’Indicateur : Et Jacqueline Bisset ?
B. D. : Je l’ai embrassée. À part ça...
(1) Vision injuste et par trop négative, qu’auront tôt fait de dissiper des visites ultérieures, délestées des angoisses de la compétition...