On sèmera encore
Chantal Abraham, 2002
Qu'on se le dise, la chair ici n'est jamais triste et, eût-on lu tous les livres, on ne désespère pas pour autant de tracer son sillon. On sèmera encore. Le titre claque comme un communiqué de victoire.
Comme un soulagement, aussi. Chantal Abraham a la clé du champ.
Puisse-t-elle la tenir longtemps serrée sur son cœur car, du grain à moudre, Dieu sait qu'elle en donne à son lecteur !
Grain de beauté déposé, mouche sur teint d'albâtre dans une ruelle du Rialto, là où, personne ne l'ignore plus, la splendeur est contagieuse.
Grain de sel porté sans la moindre vergogne jusque chez ces grands aînés qu'il faut aimer, admirer... mais ne surtout pas respecter, de peur d'en faire de poudreuses momies.
Grain de sable dans l'engrenage fatal de la « fantasmodernisation ». Un de ces mots-portemanteaux que n'aurait pas désavoués un Lewis Carroll, et qui taille, ma foi, une fort jolie veste au progrès.
Grain de folie, partout, toujours, pour ainsi dire au détour de chaque vers. Mais ce grain-là n'est-il pas, depuis l'aube du premier jour, l'apanage reconnu et trop souvent moqué du poète ?
Grain des choses, enfin, que ne saurait décidément recouvrir, quand elle serait, comme ici, chaude et accueillante, la paille des mots...
Chantal Abraham veille, attentive, presque prévenante, à tous ces grains. Moissonneuse d'éphémère, elle est aussi de ces bons vitriers qui, selon l'image — lumineuse, inégalée — de Baudelaire, s'évertuent, n'en déplaise aux laideurs du temps, à nous faire voir « la vie en beau ». Plus qu'elle ne s'offre à lire, elle donne envie d'écrire.
Car « il faut bien que vivent les mots, et nos rêves de préau... »
Après tout, n'est-ce pas le propre des Abraham que d'avoir, devant l'Éternel, une nombreuse descendance ?