Au pays des sorcières
Jacques Messiant, 1981
Il était une fois, perdu parmi les brumes du Grand Hasard, un historien.
Cet historien s'ennuyait : chacun de ses traités avait connu le succès ; on s'arrachait les gazettes qui lui ouvraient leurs colonnes. Mais est-il au monde quelque chose de plus monotone que la notoriété ? Pis encore, l'Histoire, cette amante pour laquelle il n'avait cessé de brûler, lui apparaissait soudain sous les traits d'une maîtresse exigeante, dont les bontés se faisaient plus rares que les caprices. Il y a en effet, au cœur des unions les plus solides, de ces brusques revers d'affection.
À l'instar de ce roi de légende qui, las des conquêtes, s'était vu offrir un échiquier pour assouvir ses instincts belliqueux, notre chroniqueur attendait donc qu'on voulût bien lui proposer autre chose.
Las ! il n'était pas un roi et aucun fou ne se fit annoncer au pont-levis du château. Un jour qu'il n'en pouvait plus, il résolut de faire l'histoire buissonnière : délaissant pour un temps sa table d'étude, il prit le bâton de pèlerin et s'en alla conter ses états d'âme à ses pays et payses...
Ce lui fut comme un bain de jouvence : le robuste bon sens des gens du cru, leur attachement aux choses simples de l'existence, quelle meilleure médecine contre le vague à l'âme ? Pour notre homme en proie au doute, quelle certitude plus réconfortante que ce discours manichéen, au sein duquel le Bien et le Mal trouvent naturellement leur place, quelles que soient les formes qu'ils revêtent ?
Quand, à la nuit tombante, le courtisan de Clio regagna son antre, escorté de tous les personnages fabuleux et mythiques dont on lui avait brossé le portrait, il avait retrouvé le goût d'écrire. Les propos de ses congénères, où le mystère le disputait sans cesse à la poésie, étaient autant d'Amériques qu'il lui tardait d'explorer : « Mieux que l'Histoire, se disait-il, la légende et le merveilleux permettent à l'imagination de se donner libre cours... Pourquoi ne tenterais-je pas de faire revivre cette Marie-Groëtte, dont on ne sait finalement pas grand-chose, mais qui hante encore la plupart des mémoires ?
Et, tout à son enthousiasme de démiurge, il alluma le quinquet et se pencha sur le pupitre...
Les privilégiés que nous sommes lui abandonnent bien volontiers les affres de la création pour juger du seul ouvrage. Lequel a tôt fait de balayer nos préjugés.
On pouvait redouter en effet que, dans pareille littérature « de colportage », l'historien ne parvînt pas à s'effacer suffisamment devant l'écrivain ; que le merveilleux annoncé par la couverture ne soit, en fin de compte, qu'un prétexte à revenir encore et toujours à l'Histoire. Une lecture attentive de ces trois contes suffit à nous rassurer pleinement. Bien sûr, l'historien n'a pas totalement disparu : empruntant à Jacquemine Dekster son don d'ubiquité, il intervient ici et là, au détour d'une étymologie, pour préciser l'origine d'une expression ou d'un usage. Mais on le devine plus qu'on ne le voit : si le féru d'Histoire n'est pas loin, il a eu le bon goût de ne pas tirer la couverture tout à lui.
En réalité, si le merveilleux devait n'être qu'un prétexte, il serait surtout prétexte à écrire, mieux : à raconter une histoire. Non pour véhiculer une quelconque idéologie. On chercherait en vain à établir la position de l'auteur sur les faits qu'il relate : s'il reconnaît la culpabilité de la jeune sorcière du premier conte, il semble ensuite la prendre en pitié ; alors même que la conclusion de L'Infirme guérie accable la vieille Julienne, bon nombre de remarques avaient d'abord laissé entendre qu'elle n'était peut-être qu'une marginale, une exclue, voire une victime... Incohérence ? Certes non. Il s'agit là bien plutôt du scrupule d'un auteur qui répugne à imposer sa vérité, à influencer le lecteur. André Gide lui-même ne prétendait-il pas que les œuvres les plus achevées étaient souvent celles qui ne concluaient guère, ou qui laissaient ce soin au public ?
Si Jacques Messiant a endossé l'uniforme du conteur, c'est donc moins pour délivrer un message que parce qu'il éprouvait le besoin, quasi physique, de fouler les sentiers de l'imaginaire. Besoin profondément humain, comme en témoigne l'expérience d'un Giono, qui avouait avoir meublé ses journées de captivité en s'inventant des aventures fabuleuses qu'il lisait sur le plafond lézardé de sa cellule. N'hésitez pas à suivre l'auteur pour occuper les vôtres : il sait raconter. Il suffit de voir sur quel point d'orgue s'achèvent ses histoires pour s'en persuader ; ou de se laisser bercer par ce style, à la fois solennel et naïf, qui, de toute éternité, a été celui du conte.
Un dernier mot avant que la poésie ne vienne se substituer, pour votre plus grand plaisir, au verbiage du critique : ce n'est pas le moindre paradoxe de ces contes, qui puisent l'essentiel de leur inspiration dans l'irréel, que de receler quelques descriptions d'un saisissant réalisme. Nous ne pensons pas faire injure à l'auteur en disant qu'il est et reste fondamentalement un « terrien », profondément enraciné dans le milieu qu'il cherche à dépeindre. Mieux que personne, il sait esquisser une chaumière, croquer un visage, donner vie à un jardin sans qu'à aucun moment de telles évocations nous apparaissent superflues. Au travers d'une phrase tourmentée, on entend vibrer constamment une sensibilité à laquelle le trait chaud et délicat de Rosine Devynck ne pouvait qu'apporter une dimension supplémentaire.
Les sorcières, authentiques ou non, ont eu, par le passé, beaucoup à souffrir de la vindicte populaire.
En revanche, immortalisées par la plume de Jacques Messiant, elles ont tout lieu, aujourd'hui, d'être contentes de leur sort.