ON EN PARLE

Un « suspens » insoutenable ?

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Numéro 516
mars 2023

Il n'est pas rare que, pour respecter sa langue maternelle, on en soit réduit à choisir entre la peste et le choléra.

C'est le cas pour ce « suspense » qui a fait — et fait encore — les beaux jours de quantité de livres et de films propres à nous plonger dans l'angoisse. Quand celui-là, le Dictionnaire historique de la langue française nous le rappelle, devrait tout à un mot français du XVe siècle ; quand même on prendrait soin de le prononcer à la française, avec une première syllabe plus proche du présent du verbe sucer que de notre argotique ceusses, son accent British ne plaiderait pas en sa faveur auprès de ceux qui ne craignent rien tant que d'être un jour faits chevaliers de la Carpette anglaise !

D'aucuns, en leur temps, auraient même fait des pieds et des mains pour lui trouver un équivalent bien de chez nous. L'inénarrable Maître Capello, entre deux cajoleries destinées à son nourrain, mena campagne pour le mot souche évoqué plus haut, et qui n'est autre que… suspens. Le Petit Robert l'a entendu, puisque ce dernier fait état, en se réclamant de Mallarmé et de Nathalie Sarraute, de l'acception (littéraire) « attente, incertitude », laquelle « pourrait, en ce sens, remplacer l'anglicisme suspense ».

Force est pourtant d'avouer que l'on a connu enthousiasmes plus débordants. Le Petit Larousse illustré ignore toujours ce sens de suspens. Il en est resté, pour sa part, à la locution adjective en suspens (« qui n'est pas résolu »), ne sortant des sentiers battus que pour ressusciter le clerc suspens, frappé par une suspense ecclésiastique d'un autre âge… et d'un autre genre ! Engouement tout relatif aussi sur le terrain du quotidien, puisque, chez Google, Alfred Hitchcock est sept fois plus souvent présenté comme le « maître du suspense » que « du suspens ». Succès d'estime, en revanche, dans une certaine presse à vocation culturelle qui cherche là à se démarquer du vulgum pecus.

Il sera intéressant de guetter le choix de l'Académie dans sa 9e édition, en cours d'achèvement comme chacun sait. La précédente datant en effet de 1935, d'avant l'émergence du mot suspense donc, nos immortels n'ont pas, jusqu'ici, été amenés à trancher et ne l'ont pas fait : n'ont jamais figuré sur leurs tablettes ni la forme anglaise ni l'acception littéraire de suspens ! Pour les connaître un peu, nous ne serions pas outre mesure surpris qu'ils tombent, ès qualités, du côté où ils ont toujours penché, à savoir celui de l'indépendance linguistique. Et tant pis si la clarté n'y gagne pas : les deux sens de suspens ont beau être proches l'un de l'autre (l'indécision crée l'angoisse), ils ne se recouvrent pas pour autant.

L'ambiguïté qui en résulte potentiellement est-elle vraiment compensée par le plaisir de bouter hors de France un anglicisme moins inutile que nombre d'autres ? La question est posée.