ON EN PARLE

Le langage du terrain

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Numéro 465
mai 2018

À l'occasion de la Semaine de la langue française et de la francophonie 2018, le chef de l'État, en avisé protecteur de l'Académie qu'il est, s'est symboliquement rendu sous la Coupole afin d'y exposer ses vues sur le sujet. Nos immortels avaient bien besoin de cette reconnaissance, pour constater, chaque jour un peu plus, que la langue qu'ils sont censés codifier échappe à leur contrôle.

Un exemple parmi cent : le mot adversité, qui depuis toujours fleure bon le combat — perdu d'avance — de l'homme contre des forces qui le dépassent. Son sens, officiellement, n'a pas varié d'un iota dans le Dictionnaire de ladite Académie, pas plus d'ailleurs que chez Larousse et Robert, par essence plus réceptifs aux sirènes de la nouveauté : il y est toujours question d'un « sort contraire », d'une « situation malheureuse due à une suite de revers ». Corneille et Racine, pas morts...

Et voilà que récemment votre serviteur découvre, au détour d'un article consacré à un club de football de Ligue 1 menacé de relégation, que l'adversité fait partie des rares « raisons d'y croire encore » !

Le temps, pour le cartésien que nous nous flattons d'être, de se demander comment diable l'adversité telle qu'on la connaît pourrait venir en aide à l'infortuné, autrement dit par quelle opération du Saint-Esprit cette notion, rébarbative s'il en est, a pu soudain se transformer en atout maître, et la lumière se fait dans notre esprit incrédule : il s'agit nécessairement là d'une acception nouvelle, entérinée par des académiciens d'un nouveau genre, à l'habit vert gazon. Cette adversité-là ne peut que renvoyer... aux adversaires, guère plus fringants, apparemment, que notre candidat à la descente.

Un coup d'œil à la Toile devait, malheureusement, confirmer nos soupçons : pour une ou deux occurrences demeurées fidèles au sens officiel (un Zidane, par exemple, qui se disait « fort dans l'adversité » au moment où le Real Madrid multipliait les contre-performances dans le championnat espagnol), combien d'apôtres du ballon rond pour partir en dribble dans cette brèche ? C'est un entraîneur qui déclare : « Je suis déçu de l'adversité qui n'a produit aucun jeu. » Un président de club qui remarque : « Plus d'adversité (entendez "plus de concurrence") ne ferait pas de mal à Paris. » Un international ivoirien qui, dans la foulée d'un tirage au sort compliqué, n'en plastronne pas moins : « Quelle que soit l'adversité, nous sommes prêts. » Un journaliste qui écrit : « Champion d'automne, Nice assomme l'adversité. »

Force est de se rendre à l'évidence : l'Académie propose et les dieux (du stade) disposent. La première peut bien rappeler sentencieusement, dans un Dire, ne pas dire vengeur, que, fussent-ils cousins par l'étymologie, adversaire et adversité ont des sens bien différents ; que ce dernier ne saurait être tenu pour « une forme de singulier collectif qui désignerait l'ensemble des adversaires »..., il semblerait qu'en l'espèce la messe fût déjà dite !

Bien sûr, il se trouvera des esprits indulgents pour se réjouir que le français fasse enfin preuve d'une souplesse et d'une inventivité qui ne lui avaient fait que trop défaut, jusque-là, face à un anglais décomplexé ; pour souligner que l'extension de sens est un processus des plus naturels, indispensable au rayonnement et à la survie d'une langue. Encore faudrait-il veiller à ce que le glissement dont on parle ne s'opère pas aux dépens de la cohérence et de la clarté du message : que l'on en soit venu, dans un contexte bien particulier, à faire de l'adversité, cette impitoyable broyeuse d'initiatives humaines, un motif d'espoir ne manquera pas d'en dérouter plus d'un...

Sisyphe, c'est le moment ou jamais de retourner à ton rocher !