ON EN PARLE

Le fil du rasoir

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Numéro 505
mars 2022

Notre langue est une des plus claires qui soient. Voilà qui a longtemps fait sa force, avant que les réalités économiques et politiques ne la contraignent à cultiver son jardinet, à défaut d'un univers qui lui sembla un temps promis.

Il n'en reste pas moins vrai qu'elle oublie quelquefois d'être simple, ce qui joue des tours pendables à des usagers enclins, il faut l'avouer à sa décharge, à l'à-peu-près plutôt qu'à la rigueur. En témoigne ce propos cueilli au vol sur RTL au plus fort de l'affaire Novak Djokovic (vilainement rebaptisé Novax Djocovid) : « Interrogé sur la question hier, Rafael Nadal a été assez tranchant : selon lui, le monde a suffisamment souffert de la pandémie pour ne pas respecter les règles. »

Combien se seront aperçus que l'on faisait dire là au maître incontesté de Roland-Garros le contraire — excusez du peu — de ce qu'il voulait dire ? En l'état, cela signifiait qu'après tout ce que l'on avait vécu on avait bien le droit d'en faire à sa tête et de prendre des libertés avec le protocole ! Inattendu de la part d'un rival (et néanmoins ennemi) que l'on devinait surtout soucieux de tacler (ah ! non, on se trompe de sport), de se payer (celui-là se comprend dans toutes les disciplines) le Serbe tant jalousé. Mais vous connaissez le dicton italien Traduttore, traditore (« Traducteur, traître ») : on a ici confondu suffisamment... pour avec trop... pour ! Hanse a beau nous expliquer que si, après trop, il sied d'énoncer la conséquence que l'on rejette (« Ils nous ont trop menti pour qu'on les croie encore » — donc on ne les croit pas), après assez ou suffisamment, c'est la conséquence souhaitée qu'il faut exprimer (« Ils nous ont suffisamment menti pour qu'on ne les croie plus » — et, de fait, c'est ce qui se passe !)

Si des dérapages similaires ont été relevés au sein des pages web du Monde et de TV5 Monde, force est de rester honnête : d'autres médias s'en sont mieux tirés. Certains en plaçant le courage dans la fuite, allant jusqu'à casser la locution pour ne pas avoir à se poser de questions. D'autres en optant pour le bon schéma, comme L'Équipe (« Le monde a trop souffert pour ne pas suivre les règles ») ou Le Parisien (« Le monde a assez souffert jusqu'ici pour qu'on respecte les règles »). Encore convient-il de préférer celui-ci à celle-là, l'infinitif devant en principe renvoyer au sujet du verbe principal : or, en l'occurrence, c'est moins au monde de suivre les règles qu'aux joueurs de tennis comme Djoko !

Parler, c'est vivre dangereusement : on court à tout moment le risque de trahir sa propre pensée. Qui ne se souvient de ce ministre pourfendeur de mammouths qui expliquait, pour avoir baigné dans le système éducatif depuis son enfance, qu'il n'était « peut-être pas le moins mal placé pour faire quelques commentaires » ? Relisez bien, et comptez les négations sur vos doigts...