ON EN PARLE
Injouable, Mbappé ?
Numéro 504
février 2022
Parmi les qualificatifs, dithyrambiques, qui pleuvent depuis quelque temps sur l'attaquant vedette du PSG et de l'équipe de France de football, il en est un qui, par sa fréquence et sa relative nouveauté, semble s'imposer dans la presse sportive : Kylian Mbappé serait tout simplement « injouable ». Que, sur le plan sportif, il fasse peur aux défenses de la planète entière n'est pas douteux. Que sa pointe de vitesse, ses passements de jambes et sa précision devant le but donnent des cauchemars à plus d'un adversaire, cela va de soi. Sur le plan de la langue, en revanche (le seul dont on ait à se soucier dans ces pages), on serait davantage fondé à faire la fine bouche.
Le suffixe -able, c'est le Petit Robert qui parle, est issu de son homologue latin -abilis et signifie « qui peut être » (récupérable, ministrable) ou moins souvent « qui donne », « enclin à » (secourable, pitoyable). Point besoin d'être grand clerc pour écarter d'emblée cette seconde acception : il faudrait tout ignorer du personnage, boulimique de temps de jeu et obsédé par ses « stats », pour l'imaginer enclin à... ne pas jouer ! C'est évidemment à la première qu'il faut rattacher cet adjectif injouable, qui n'est pas sans rappeler notre tout aussi moderne ingérable. Mais, pour une grammaire tatillonne, le bât n'en blesse pas moins : pour qu'un footballeur soit injouable, il faudrait, stricto sensu, qu'il pût « être joué » ! Or, en français soigné, on ne « joue un footballeur » qu'en le mystifiant d'un dribble ou d'un petit pont. Sinon, de façon plus orthodoxe, on joue contre lui.
On n'ira pas jusqu'à feindre de découvrir que français académique et jargon footballistique font deux ! Voilà belle lurette que, dans ce monde à part où l'on « signe des joueurs » et « explose des défenses », on a coutume de « jouer une équipe ». Il n'y a pas qu'à Marseille que l'on aille droit au but : le foot n'aime rien tant que de promouvoir les constructions transitives directes, de loin les plus maniables. Non sans succès d'ailleurs : si le Petit Larousse résiste, son concurrent susnommé n'a-t-il pas fait un pas en ouvrant ses colonnes, fût-ce en parlant d'« emploi critiqué », à l'acception scélérate : « Se mesurer avec (un adversaire, une équipe), dans un sport » ? À l'entrée jouable, il va plus loin en faisant d'un adversaire jouable « quelqu'un qu'il est possible de battre ». La messe semble dite !
Aussi bien, l'équivalent plus présentable et qui parlerait autant à l'imagination ne se trouve pas plus sous les crampons d'un footballeur que sous le sabot d'un cheval. Si un ballon injouable peut être taxé d'inexploitable, un terrain injouable d'impraticable, comment parler mieux d'un joueur qui vous enlève jusqu'à l'envie de jouer contre lui ? Finalement, il en va de la grammaire comme de l'histoire d'Alexandre Dumas : dès lors qu'on lui fait de beaux enfants...