ON EN PARLE

Une mort annoncée

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Numéro 463
mars 2018

Ces dernières semaines, des voix se sont élevées de tous côtés pour dénoncer la disparition programmée du passé simple. La chose ne date pas d'hier, mais mieux vaut tard que jamais ! Il y a belle lurette, en effet, que, dans les copies de nos élèves, si tant est que les intéressés aient encore le loisir de tailler leur plume et de s'exercer au noble art de la rédaction, ledit passé simple est rangé parmi les catastrophes naturelles : « il receva un coup de téléphone », « il vu le morceau de ferraille », « il trouvit comment faire », « les hommes lui fient un grand signe », voilà quelques-unes des pépites qu'il faut s'attendre à exhumer désormais d'une classe de troisième, pour peu que les têtes, blondes ou non, qui la peuplent aient eu le courage (l'inconscience ?) de se départir du sécurisant présent de narration dont les abreuve jusqu'à plus soif la Bibliothèque verte d'aujourd'hui ! On aura de surcroît remarqué que notre bref inventaire s'en est prudemment tenu aux deux seules personnes qui n'ont pas encore péri corps et biens : les troisièmes du singulier et du pluriel. Nous frôlâmes le pire...

Sélection naturelle, gémiront les fatalistes ! C'est qu'il en va des temps grammaticaux comme des espèces : finissent inéluctablement par s'effacer ceux dont l'utilité n'est plus ressentie. D'aucuns iront même jusqu'à applaudir à de tels hara-kiris : en se dépouillant ainsi de ses branches superflues, l'arbre n'en sera que plus fort. Et voilà déjà, ajouteront les mauvaises langues, qui évitera à certains manuels scolaires, ceux-là mêmes qui sont censés instruire nos mouflets, d'étaler leurs propres lacunes en la matière (Magnard, si tu nous lis...) !

Au demeurant, ce ne sont pas les bonnes raisons qui risquent de manquer aux fossoyeurs. Trop compliqué, ce passé qui n'a décidément de simple que le nom. Trop écrit, aussi : qui donc, par les temps qui courent, s'aventurerait à user de celui-ci dans le métro ? La réprobation serait plus unanime encore que pour les frotti-frotta, c'est dire. Trop élitiste, enfin, et là réside le chef d'accusation majeur  : ce qui n'est pas à la portée de tout le monde ne doit plus l'être de personne, telle est la devise du politiquement correct d'aujourd'hui.

D'aucuns tenteront certes de s'inscrire en faux. En remarquant par exemple que ce temps, ne le trouvaient en rien inaccessible les poilus de 14, lesquels, rappelle le poète Alain Borer, l'employaient avec bonheur dans les missives qu'ils rédigeaient à même la tranchée. Les drôles n'étaient pourtant pas tous frais émoulus des grandes écoles. Mais il est vrai qu'on le leur avait enseigné et — horresco referens ! — qu'ils l'avaient appris. En objectant qu'il ne faudrait point compter sur l'imparfait, le passé composé, voire le présent de narration (qui ne garde son charme que consommé avec modération) pour pallier la mise au rancart du passé simple : celui-ci n'a(vait) pas son pareil pour décrire l'action brève, ponctuelle, circonscrite, qui, à l'instar de Vénus anadyomène, jaillit d'un océan d'accessoire pour figurer l'essentiel. En insinuant qu'il serait grand temps d'en finir avec cette dictature de l'oral qui, tout bien pesé, n'a jamais consacré que le triomphe de l'approximation sur la nuance. En plaidant — et le moyen de ne pas leur emboîter le pas dans un magazine tel que celui-ci ? — la cause d'une littérature qui, pour en avoir vécu plus souvent qu'à son tour, menace de devenir illisible...

Ce sera pourtant peine perdue. On n'a jamais gain de cause quand on s'attaque à la facilité. Ouvrir un dictionnaire en acceptant, avec humilité, de s'en remettre à un code ? Prendre le temps de réfléchir avant d'accorder son participe ? Ce sont là réflexes d'un autre âge. D'un autre âge, notre langue l'est tout autant : sa perfection, ses ambitions d'hier la desservent aujourd'hui.

N'ayons pas peur des mots. Nous ne la méritons pas.