ON EN PARLE

L'autre quarantaine

lire:
Numéro 484
avril 2020

En écrivant ici même, en mars 2019, que les mots, loin d'être de « simples outils sans âme », nous avaient « précédés de beaucoup dans l'existence » et pouvaient, à ce titre, « humilier et blesser », nous n'imaginions pas une seconde préparer un plaidoyer pro domo ! C'est pourtant bien votre serviteur qui, le mois dernier, s'est fait prendre par la patrouille (en l'occurrence, un de nos lecteurs) pour avoir vu du « petit-nègre » dans un tour syntaxique peu orthodoxe. « Politiquement très incorrect », nous sommes-nous vu signifier...

On nous fera la grâce de croire que nous n'avons pas viré notre cuti en un an ; que le chroniqueur, hier encore conscient de la charge émotionnelle que revêtent certains vocables sensibles, en a soudain fait abstraction pour afficher sans vergogne d'obscurs penchants suprémacistes ! De fait, on était allé vérifier avant publication ce qu'en disaient des dictionnaires réputés aujourd'hui craindre l'eau froide, en chats échaudés qu'ils furent naguère — qui ne se souvient des dérives d'un Pierre Larousse prisonnier des clichés de son époque ?

Et là, rien. Aucune mise en garde du genre « péjoratif ». « Raciste », encore moins. Le Petit Larousse se contente de « familier » et « vieilli ». Voilà qui n'était pas de nature à nous empêcher de dormir, nous avons toujours confessé un faible pour l'archaïsme et ne détestons rien tant qu'un discours guindé ! Robert ne fronce pas davantage le sourcil quand, par extension de sens, il définit sobrement ce petit-nègre comme du « mauvais français ». Même sérénité retrouvée dans le TLF (Trésor de la langue française) et la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie, le premier allant jusqu'à préciser que nègre lui-même « semble en voie de perdre ses connotations péjoratives en raison de la valorisation des cultures du monde noir ». Bref, on est loin de l'anathème.

Pour autant, n'ayons garde d'esquiver le débat : élargissons-le bien plutôt ! Nous nous demandons pour notre part si cette obsession — très anglo-saxonne — du politiquement correct, sous le couvert d'une croisade purificatrice (pardon : d'une mission, celui-là est également connoté), n'a pas pour but inavoué de cacher la poussière sous le tapis. Qui croira en effet qu'il suffise de bien dire pour ne plus jamais laisser faire ? On se gargarise, en ces temps voués à la repentance tous azimuts, du nécessaire « devoir de mémoire ». Ne siérait-il pas de l'étendre aux mots ? Plutôt que de mettre ceux-ci en quarantaine, de les laisser nous rappeler, pour notre édification, que ces préjugés ont existé, qu'ils font malheureusement partie intégrante de l'humaine condition, et que le plus sûr moyen d'en triompher — le seul ? — n'est pas de détourner les yeux mais de les regarder en face.

La leçon, de ce point de vue, nous a été donnée — mordante ironie du sort — par ceux que nous avons jadis cru pouvoir mépriser : ne sont-ce pas les victimes qui, Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor en tête, se sont approprié le mot que leurs bourreaux n'osaient plus prononcer pour s'en draper comme d'un étendard : celui, si nous osons dire immaculé, de la « négritude » ? Magistrale façon de démontrer que le politiquement correct n'échappe pas plus à la subjectivité qu'à l'hypocrisie. Pourquoi Noir serait-il plus convenable que le descendant du niger latin, lequel veut dire exactement la même chose, quand traiter un Asiatique de Jaune relève de l'insulte (« péjoratif » pour Larousse, « emploi raciste » pour Robert) ? Moins convenable, toutefois, que son homologue anglais, le Black étant, pour sa part, porté comme une décoration... Allez y comprendre quelque chose !